Edgardo Cozarinsky

Du 26 juin au 7 juillet 2019

De connivence avec les fantômes

Cosmopolite et indépendante, l'œuvre cinématographique d'Edgardo Cozarinsky s'élabore, du début des années 1970 jusqu'à nos jours, comme un dialogue constant entre archives, témoignages et réminiscences personnelles. L'auteur franco-argentin défend, par la fiction poétique et l'essai, une idée généreuse et originale du cinéma.

« J'ai voulu être de cœur avec mon temps, de chair avec l'histoire. » (Benjamin Fondane)

On l'a vu à Montparnasse, promener son œil clair et brillant ; on l'a vu à Buenos Aires, arpenter la nuit. Dans ses films, on a entendu une voix aux teintes métalliques redonner au passé une couleur d'aube, on a ressenti la clameur sensuelle d'un bandonéon. Edgardo Cozarinsky est cinéaste et écrivain, essayiste et conteur ; l'auteur d'une quinzaine de films au nom d'une œuvre multiple et cosmopolite qui éclaire la bordure de temps qui orne notre présent.

« Qui est cet homme ? »

Son premier film ... (Points de suspension, 1970), vif et irrévérencieux fragment avant-gardiste, brûlot anti-clérical et anti-militant ayant comme figure centrale un curé d'extrême-droite, s'ouvre sur un carton : « Qui est cet homme ? » Sélectionné à la Quinzaine des réalisateurs sans jamais connaître de sortie commerciale, le film est devenu, comme son auteur, un objet de culte en Argentine. Au cours des années 1970, alors que le pays sombre dans le chaos politique qui aboutira au régime militaire, Cozarinsky s'installe à Paris. Les Apprentis sorciers (1977) porte la trace des communautés d'exilés latino-américains évoquant, sur le mode apparemment désinvolte du thriller, les politiques de répression des dictatures du Cône Sud. Mais la figure de proue de ce film au casting sidérant reste celle de l'artiste qui questionne son propre engagement à travers l'impossible mise en scène de La Mort de Danton de Georg Büchner.

En l'absence de guerre*

Né de la confrontation des journaux parisiens d'Ernst Jünger et des actualités filmées sous l'Occupation, La Guerre d'un seul homme (1981) est l'un des plus grands essais cinématographiques jamais tentés sur la guerre. La puissance dialectique qui émane de la mise en perspective entre images diffusées dans les salles de cinéma parisiennes au début des années 1940 et l'écrit distancié, intimiste et parfois banal, d'un immense écrivain devenu officier sans voix, méduse le spectateur. Cozarinsky dit avoir voulu faire un film à partir de citations mettant en mouvement « l'ambiguïté des mensonges afin de restituer ce qui a été vécu, dans un moment historique, sans renoncer à la perspective que le passage du temps nous a donnée sur ces événements ». Guerreros y cautivas (Guerriers et captives, 1989), qu'il qualifie de « lyrique et ingénu », est un western tourné en Patagonie (un « southern ») pour un premier retour à son pays natal. Ambitieux film d'époque, il met en scène la période où les indiens Mapuche furent dépouillés de leurs terres et condamnés à l'invisibilité dans l'histoire argentine, à la fin du XIXe siècle.

Palais plébéiens*

Explorateur inlassable, témoin curieux et généreux, Edgardo Cozarinsky a voulu figurer la plus persistante de toutes les rêveries, celle induite par les salles de cinéma. La dimension populaire et fantasmatique du spectacle cinématographique est la clé de voûte de son œuvre, et c'est pourquoi, passionné de personnages secondaires, il cherche la trace de singuliers fantômes, s'aventurant sans cesse au royaume des ombres oubliées. Boulevards du crépuscule (1992) mêle l'introspection d'un retour dans les lieux de sa cinéphilie de jeunesse, doublée de la détresse absolue de l'histoire de deux icônes mortes en Argentine : Renée Falconetti et Robert Le Vigan. Citizen Langlois (1994) est un hommage au fondateur de la Cinémathèque française, Henri Langlois. Il apparaît sous les traits de l'irréconciliable amoureux du septième art, un colosse fragile cherchant désespérément à sauvegarder et montrer tous les films du monde. Les images d'archives esquissent le portrait d'un cinéphage originaire d'une ville incendiée, un spectateur dont l'ambition folle a été de conserver la mémoire de l'imaginaire du XXème siècle. La trajectoire de Langlois, cherchant à sauver du feu des films nitrate (dits films « flamme ») voués à la destruction, devait inévitablement rencontrer celle du cinéaste exilé, hanté par ses propres souvenances.

Vaudou urbain*

Mêlant investigation et réminiscence, Edgardo Cozarinsky effleure les souvenirs avec l'empathie d'un romancier et dépouille les archives avec la patience d'un historien. Comme un détective arpenterait les villes et noterait l'entrecroisement de destins divers, Cozarinsky dirige deux de ses fictions les plus audacieuses : Le Violon de Rothschild (1996) et Fantômes de Tanger (1997). Le premier recrée la légende de l'opéra inachevé de Benjamin Fleischmann à Leningrad, tandis que le second convoque, à la lisière des faits et des récits oubliés, la figure d'un écrivain en panne d'inspiration à la recherche des figures chères qui ont habité la mythique ville-monde de Tanger. Et si l'enchantement sensuel du tango argentin surgit comme une épiphanie dans son œuvre (Tango-désir en 2002 et la fin de Dans le rouge du couchant en 2003), la figure du taxi boy flâneur de Ronda nocturna (Ronde de nuit, 2005) apprivoise enfin la nuit fauve de Buenos Aires, envoûtante veillée propice aux apparitions. Comme si, une fois Cozarinsky installé définitivement en Argentine, les fantômes étaient venus à sa rencontre.

Loin d'où*

Devenu une figure incontournable de la littérature hispanophone, Edgardo Cozarinsky se consacre principalement à l'écriture. Mais la rencontre avec la productrice argentine Constanza Sanz a donné naissance à une trilogie de « films de chambre », fragments intimistes et élégants qui réinventent par le montage la quête des origines : Apuntes para una biografía imaginaria (Notes pour une biographie imaginaire, 2010), Nocturnos (2011) et Carta a un padre (Lettre à un père, 2013). Avec cette série, l'auteur signe une mise à jour subjective, jamais achevée, du passé des images et des images du passé. Son dernier film en date se clôt sur un défi artistique : celui d'attraper la dernière lueur du jour. La plus belle des lumières, suggère-t-il en off, parce que la plus fragile. Un long plan silencieux avant que tout ne se rende à la nuit. Joseph Roth, autre exilé auquel Cozarinsky se réfère souvent, l'avait déjà révélé : reconstruire un temple, fût-ce celui de la mémoire, exige autant de temps que d'amour.

Gabriela Trujillo

Partenaires et remerciements

Cinémathèque Suisse, Doc & Film International, Epicentre Films, Les Films d'ici.