Dorothy Arzner
Du 22 mars au 9 avril 2017
Dorothy Arzner : une femme dans un monde d'hommes
Dans l'histoire du cinéma américain, Dorothy Arzner n'a pas eu l'importance ni le succès d'une Lois Weber ou d'une Alice Guy Blaché, deux immenses pionnières. Mais elle a la distinction d'avoir été la seule femme à faire carrière de réalisatrice à l'époque du « studio system ». En cela, malgré les récentes tentatives pour en faire une secrète héroïne du combat féministe, elle était logée à la même enseigne que des auteurs comme William Wellman, George Cukor ou Raoul Walsh, c'est-à-dire des réalisateurs qui dépendaient beaucoup des matériaux dont ils héritaient, qui militaient rarement pour faire tel ou tel film, mais au contraire s'arrangeaient presque toujours pour rendre ces histoires meilleures qu'elles ne le méritaient peut-être. C'est en cette façon de surmonter les gageures de casting ou de budget qu'ils faisaient preuve, ou non, de personnalité, et qu'on a pu les qualifier d'auteurs à une époque.
Fuck you money
Deux choses expliquent la longévité d'Arzner et son succès soutenu dans un métier réservé aux hommes. Elle était riche – ses parents possédaient une chaîne de restaurants –, et pouvait se permettre d'envoyer paître ses employeurs. Elle faisait aussi partie de ce réseau féminin important et bien payé qui était la fondation du cinéma muet et du début du parlant. Ses collaboratrices (en particulier sa favorite Zoe Akins) avaient ce genre de « fuck you money » qui les rendaient plus assurées que bien des femmes de cette époque. Arzner avait aussi une connaissance complète du cinéma, ayant débuté au temps du muet comme secrétaire, scénariste, mais surtout monteuse. On la respectait suffisamment pour requérir ses services sur des films « musculaires » comme The Covered Wagon, de James Cruze, ou Blood and Sand de Fred Niblo.
Elle a fait presque toute sa carrière (et ses meilleurs films) à la Paramount à partir de 1927. On la qualifia vite de « woman's director », non seulement parce que cela permettait au studio et à la presse d'expliquer ses attitudes et tenues « butch » sans aborder le sujet de sa sexualité (on faisait de même avec Cukor), mais aussi parce qu'elle a joué un rôle déterminant dans la carrière de beaucoup d'actrices. Lorsque le studio se décida enfin à laisser parler Clara Bow, c'est tout naturellement qu'on lui confia son premier talkie, The Wild Party. Elle avait aussi des affinités avec des actrices aujourd'hui oubliées (mais d'énormes stars à l'époque) comme Esther Ralston ou Ruth Chatterton. C'est elle qui présenta pour la première fois Katharine Hepburn en pantalon, dans Christopher Strong (mais aussi dans un risible costume de phalène d'argent qui donne le titre français du film), orientant ainsi la carrière de la star, qui ne jouera plus que des femmes athlétiques à la sexualité ambiguë. De même, c'est après Craig's Wife (1936) que Rosalind Russell se mit à exceller en femme froide et langue de vipère, et non pas après The Women (1939) comme elle l'a injustement écrit. Et quand Samuel Goldwyn a voulu lancer Anna Sten comme sa nouvelle Garbo, c'est à Arzner qu'il l'a confiée, non à Cukor. L'échec de Nana n'incombe en rien à la réalisatrice.
Arzner devait souvent composer avec des matériaux originaux décourageants, au mieux, et elle faisait subtilement dévier les idéologies suspectes en développant les personnages secondaires : ainsi, de la veuve voisine de Harriett Craig dans Craig's Wife, pathétique et solitaire dans la pièce originale, elle fait un personnage attachant de rires et de chair, jouée par Billie Burke, son actrice favorite. Ainsi dans La Phalène d'argent, la même Billie Burke joue un rôle d'épouse délaissée beaucoup plus complexe et poignant qu'à l'ordinaire dans ce genre de films, personnage qui à son tour colore celui, plus typé, que joue Hepburn.
Portraits de femmes
Comme on pouvait s'y attendre, Arzner a été récupérée par les universitaires (« gender studies ») et les lesbiennes militantes. Des rétrospectives ont eu lieu (Créteil, et plus récemment le festival Lumière à Lyon). Mais non seulement ce serait réduire son cinéma à l'anecdotique que de chercher les signaux d'initiées, ce serait aussi un contresens. Arzner a vécu en couple avec la même femme pendant trente ans (Marion Morgan, qui a écrit deux films pour Mae West), et – comme sa scénariste Zoe Akins – vivait sa vie sans faire de vagues. Quand d'aventure le roman qu'elle devait adapter comportait un personnage clairement lesbien (comme dans Unforbidden Fruit, le roman « flapper » de Warner Fabian qui sert de base à The Wild Party), elle préférait supprimer le rôle plutôt que de traiter la lesbienne comme un cas pathologique, ainsi que le fait le romancier, et comme la censure de l'époque l'y aurait aussi forcée. Il y a évidemment un plaisir évident dans sa façon de montrer Clara Bow et ses copines de campus batifoler en petite tenue, et elle ne se prive pas des scènes intimes et déshabillages que permettait encore la censure à l'époque de Working Girls (1931). Son meilleur film est peut-être Anybody's Woman (1930), une peinture assez crue de la condition de femme entretenue rendue passionnante à cause de Ruth Chatterton, une actrice oubliée aujourd'hui, mais une immense vedette de théâtre à l'époque. On n'est pas prêt d'oublier la façon dont Arzner nous la présente, cuisses ouvertes sur négligé, caressant son ukulélé. Working Girls développe le thème de chasse à l'homme de façon encore plus crue mais très divertissante, aussi une occasion de découvrir les talents de comédienne de Judith Wood. Le film contient le double-entendre le plus outrageux des films pré-Code : croyant qu'il s'agit de galoches en caoutchouc, la fille dit à la vendeuse : « My friend told me to get some rubbers » (qui veut dire galoches, mais aussi capotes anglaises).
Craig's Wife fut son plus gros succès, gageure d'autant plus grande que le sujet était déplaisant. D'un cas pathologique (tel qu'il est dans la pièce originale), Arzner parvient à faire un drame sur une femme intelligente qui n'a comme exutoire créatif que la façon draconienne dont elle mène sa maison.
Ses derniers films sont les moins convaincants. On la fait venir à la MGM pour redorer le blason de Joan Crawford dans The Bride Wore Red, mais elle ne peut rien pour rendre la vedette convaincante en paysanne hongroise (le rôle était destiné à Luise Rainer). Dance, Girl, Dance est aujourd'hui son film culte, surtout à cause de Lucille Ball et de sa fameuse « hula-dance ». La harangue de Maureen O'Hara contre un public chic venu s'encanailler à un spectacle grivois est devenue célèbre, ce qui ne fait pas entièrement oublier les décors qui frisent la série B. Arzner, peut-être découragée, arrêtera la mise en scène en 1943 pour plus tard enseigner à UCLA (son élève le plus célèbre étant Francis Ford Coppola). Comme lui, elle n'avait pas sa pareille pour induire l'empathie pour ses personnages, quoi qu'ils vaillent.
Philippe Garnier