Don Siegel

Du 3 septembre au 12 octobre 2020

Le rouge est la couleur de la pitié

S'il fallait associer Don Siegel à une génération particulière de cinéastes américains, il faudrait le rapprocher de ces réalisateurs qui, à partir de l'immédiat après-guerre, ont été tout à la fois la cause et le produit d'une crise et d'une remise en question du système hollywoodien et de son idéologie. C'est l'heure des auteurs affirmés, de ceux qui menacent l'équilibre classique par une manière de romantisme (Nicholas Ray), une énergie brutale et paradoxale (Samuel Fuller), la mise à nu d'une forme d'ambiguïté névrotique du héros (Anthony Mann), le dévoilement théâtral d'une certaine monstruosité des êtres (Robert Aldrich). La singularité de Don Siegel, sa dimension « moderne », va s'affirmer de façon plus discrète, dissimulée sous l'apparente versatilité et l'illusoire modestie que pourrait laisser deviner une filmographie plus qualitativement contrastée que d'autres. Don Siegel ne bénéficie pas de l'aura qui entoure l'artiste en guerre contre le système et en quête d'indépendance, mais son œuvre n'en témoigne pas moins d'une préoccupation tout autant éthique que subtilement métaphysique.

Un classique de la science-fiction, matrice de l'œuvre

Les histoires du cinéma le saluent quasi unanimement comme le responsable d'un des chefs-d'œuvre de la science-fiction paranoïaque des années 1950. La constatation du caractère exceptionnel de L'Invasion des profanateurs de sépultures (1956) dans la filmographie de Don Siegel est à la fois juste mais insuffisante. Production indépendante de Walter Wanger, le film ne se limite pas à faire entrer un genre alors plutôt enfantin, sinon infantile, dans un âge adulte mais, encore plus significativement, se détache radicalement des contraintes de la convention pour devenir un objet théorique non identifié, la lettre volée, le motif dans le tapis, la clef de l'œuvre peut-être. Tout (ou presque tout) dans le cinéma de Don Siegel ramène à son onzième long métrage.

Les habitants d'une petite ville de Californie sont transformés, après une invasion extraterrestre, en créatures sans affects, qui conservent l'apparence extérieure de ceux dont elles ont volé l'enveloppe corporelle. Dès lors, les caractéristiques même de ce qui constitue l'humanité se décollent de ce qui reste lorsqu'elle ne se réduit plus qu'à une silhouette. Le postulat du film renvoie, de façon presque théorique, à une construction artificielle, à la fabrication d'un artefact, ce à quoi finalement travaille le cinéma lorsqu'il entreprend de dessiner une silhouette humaine. On a pu dire que les êtres sans émotion du film annonçaient les ectoplasmes dépsychologisés d'un certain cinéma. Les personnages des films de Don Siegel, en tout cas, s'opposent en tout point à la complexité tordue (autre variante de la « modernité » hollywoodienne) de ceux de ses contemporains.

L'invention d'une figure inhumaine

Le cinéma de Siegel n'est jamais été aussi personnel que lorsqu'il s'intéresse à des personnages ayant perdu leur humanité ou, tout au moins, perpétuellement confrontés au risque de la voir disparaître. L'action réflexe, détachée de la volonté et de la morale qui la détermineraient, définit le comportement du soldat Reese (Steve McQueen), machine à tuer dans L'Enfer est pour les héros (1962), tout autant que les créatures robotisées et programmées d'Un espion de trop (1977), agents soviétiques en sommeil réveillés par un poème de Robert Frost. La perte s'inscrit également dans ces visages sans yeux, ces figures partiellement opacifiées par des lunettes de soleil masquant ce qui risquerait de demeurer la seule preuve d'une l'humanité perdue : le regard. C'est le cas des tueurs d'À bout portant et de The Lineup, du policier Harry Callahan (L'Inspecteur Harry), du shérif Coogan (Un shérif à New York). La disparition de l'humain se manifeste aussi dans le travail de défiguration auquel se livre Siegel, visages sans yeux, mais aussi visages tuméfiés (Scorpio dans L'Inspecteur Harry), hurlants (L'Enfer est pour les héros), visages dont le destin sera d'être remplacé par une tête en papier mâché (L'Évadé d'Alcatraz).

Le Shérif Coogan, interprété par Clint Eastwood – qui sera, plus que l'acteur de prédilection du cinéaste à la fin de sa carrière, un véritable médium – est un être qui a, en conscience, décidé de se débarrasser de toute émotion : « Le rouge est la couleur de la pitié », constate-t-il. De la même façon, l'agent du MI5 incarné par Michael Caine dans Contre une poignée de diamants avoue lui-même avoir été programmé pour cacher toute émotion. Le modèle le plus évident de cette entreprise de déshumanisation reste Charley Varrick (Walter Matthau), braqueur de banques travaillant méthodiquement à sa disparition, au risque de provoquer la mort autour de lui dans Tuez Charley Varrick (1973).

L'art du montage (première spécialité de Siegel) devient ainsi, avec une virtuosité d'autant plus remarquable qu'elle est quasiment invisible, une manière de signifier un fonctionnement autonome de l'univers qui se joue des affects humains. Mais plus spectaculairement encore, cette transformation théorique de la figure humaine dans le cinéma de Don Siegel s'éprouve à travers une dramaturgie visant à l'abstraction géométrique. Cercles contre rectangles, lignes droites contre courbes. Ces oppositions géométriques ne forment-elles pas le principe plastique qui structure L'Inspecteur Harry, expression parfaite d'une quête qui, en toute logique, invoquera le mystère de l'Incarnation ? Comment rester humain au cœur d'un art qui veut dépasser les rapports traditionnels, archaïques, entre l'individu et son action ?

Jean-François Rauger

Les films

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