Dino Risi
Du 2 septembre au 27 octobre 2021
Voyages en Italie
Voilà un cinéaste, milanais d'origine et romain à partir de 1950, qui n'a quasiment filmé que des Italiens en Italie, soit des mentalités, des accents, la géographie de la péninsule du Nord au Sud et, surtout, une histoire : la fin du fascisme, les années de misère et l'avènement de la démocratie chrétienne (L'Amour à la ville, Une vie difficile), le leurre du « miracle » économique (Le Fanfaron, Play-Boy Party), la fausse libération sexuelle (L'Homme à la Ferrari), l'américanisation galopante (Opération San Gennaro), la libéralisation en trompe-l'œil du dogme catholique (La Femme du prêtre), la corruption systémique (Au nom du peuple italien), les années de plomb (Rapt à l'italienne), sans oublier les racines pourries de ce second XXe siècle (La Marche sur Rome, La Carrière d'une femme de chambre). Il remonte même beaucoup plus loin, au temps des Romains, une époque qu'il fait revenir sous une forme bouffonne : ici et là, des temples en carton-pâte made in Cinecittà, dans Pauvres mais beaux le restaurant « Antica Roma » avec ses serveurs en toge, le latin de cuisine de Vittorio Gassman dans Le Fanfaron ou le même Gassman déguisé en centurion dans Au nom du peuple italien. Mais c'est aussi, en passant, pour faire sentir un écart ou un gouffre entres les supposées vertus antiques et ce qu'il en reste.
Un rire étranglé
L'Italie comme spectacle permanent, Risi s'y est toujours tenu, tirant de son cher pays une série de portraits comme autant de poses dans un Photomaton et, en médecin (sa formation initiale), délivrant des bulletins de santé, l'un après l'autre, à la fois coup de grâce et antidote qui laissent le patient/spectateur entre la vie et la mort, mais toujours pour son bien.
Ainsi, épaulé par une escouade de scénaristes incisifs (Festa Campanile et Franciosa, Age et Scarpelli, Sonego, Scola, Maccari...), il a vraiment opéré décennie par décennie. D'abord, les années 1950 : des comédies « pures » (Pain, amour, ainsi soit-il, la « trilogie optimiste » des Pauvres mais..., Le Veuf), des intrigues à base de saynètes ou de sketches qui ne disent pas encore leur nom (L'Homme aux cent visages), des films où affleure déjà un sens aigu de la situation et du détail : une figure, une mimique, un geste, une posture, un regard, une intonation qui, mis ensemble, dessinent un caractère et un « type » d'Italien bête et malin, dragueur, énergique, hyperactif même, se dépensant sans compter pour surtout ne jamais travailler, rusé et voleur s'il le faut, se défendant à sa manière et l'air de rien contre toute forme d'enrôlement et de conditionnement au nom d'une cause abstraite ou « supérieure ».
Provoqué et stimulé par La Dolce vita de Fellini qui sort en Italie en février 1960 (« Ça a été une leçon pour tout le monde. Il nous a obligés à être plus exigeants. »), Risi ouvre la nouvelle décennie avec une suite de grands films : Un amour à Rome, Une vie difficile, Le Fanfaron, La Marche sur Rome, Les Monstres. Les trois premiers, narrations subtiles et unifiées au service d'une vision de la nature humaine, ne doivent presque rien à la comédie, même s'il est toujours possible (d'essayer) d'en rire. Jusqu'au moment où la pluie et les larmes coulent sur le visage détrempé de Mylène Demongeot, où le couperet tombe pour faire taire le « fanfaron » à tête de mort, où la vie si difficile de l'intègre Silvio (poignant Alberto Sordi) ne vire même plus au drame mais à la tragédie. Quant aux deux derniers titres cités, ils radicalisent les farces des années 1950 en portant l'art du trait incisif, le grotesque et la satire à un degré de férocité inconnu jusque-là, ou oublié : les Satires de Juvénal, poète romain du début du IIe siècle, la Commedia dell'arte (avec Gassman en Matamore et Ugo Tognazzi en Polichinelle). Comme si l'ennemi – toutes les formes de pouvoir, de la politique à la religion, de la télévision aux loisirs en passant par la publicité, et avec elles toutes les images de pouvoir –, soudain, se précisait à l'heure de la consommation triomphante et abrutissante.
Fini de rire
Les années 1970 s'avèrent tristement idéologiques (Au nom du peuple italien, Rapt à l'italienne, Cher papa) et profondément mélancoliques (Parfum de femme, Dernier amour, Fantôme d'amour). L'Italie moderne, son cinéma et Risi vieillissent ensemble. Le désenchantement recouvre tout et les deux rôles que tient Gassman dans Âmes perdues, d'un côté un grand bourgeois glacial et dominateur, de l'autre son frère ou son double, un « monstre » grimaçant et dément enfermé dans le placard d'un palace vénitien, disent entre autres la place qu'il reste à la « comédie à l'italienne » pour s'exprimer dans un pays qui s'enfonce lentement. Mais c'est peut-être au cours de ces années où il jette ses derniers feux, alors que ses films sont passés en couleurs et que leur esthétique se fait plus ingrate (« Je n'ai jamais été un fanatique de la photo, ni de la décoration, ni des cadrages, ni des mouvements de caméra compliqués. À mon avis, la technique n'existe pas. »), que Risi devient le plus cinématographique. Comme Buñuel, qu'il admirait, il fait des images simples, sans apprêt ni qualité, des images presque ratées (non publicitaires) qui s'en prennent frontalement aux pouvoirs, eux-mêmes producteurs de « bonnes et belles » images : Mastroianni à genoux, en adoration au passage du pape et de ses pontifes patibulaires dans La Femme du prêtre, Ornella Muti devenue speakerine sexy sur une chaîne à la Berlusconi dans Dernier amour. Images néfastes ou vulgaires, mais toutes puissantes, capables de coloniser pour longtemps les consciences collectives et les imaginaires. De plus en plus seul, Risi joue image contre image en espérant que ses films, miroirs devenus loupes, puissent encore faire le lien ou servir de raccord entre l'observation sans concession des monstruosités du dehors et l'expérience intime de chaque spectateur. Dans le noir de la projection, il espère que chacun ouvre les yeux : « Nous ne voyons pas les choses comme elles sont, mais comme nous sommes. »
Bernard Benoliel
À l'exception de la dernière (Positif, juin 1978), les citations de Dino Risi proviennent d'un entretien avec Aldo Tassone (Le Cinéma italien parle, Édilig, 1982).