David Lynch
Du 13 au 31 octobre 2010
Une vie rêvée
David Lynch est sans nul doute le cinéaste le plus influent de son époque. Son empire s’étend au-delà du cinéma, dans les arts plastiques, la littérature, le théâtre, où l’adjectif « lynchien » fait foison, pas toujours à bon escient. Or il y a plusieurs Lynch. Le premier, le prince du bizarre, bricole des créatures si obscènes qu’on les regarde les yeux fermés (Eraserhead, Elephant Man). Le second, le chantre de l’americana, étale à partir de Blue Velvet de larges couches d’aplats colorés hyperréalistes pour mieux décoller la peinture et en percer la surface (Sailor et Lula, la série Twin Peaks, Une histoire vraie). Le troisième, « l’empereur de l’intérieur », fait tourner en bourrique ses personnages et ses spectateurs sur des autoroutes perdues (Lost Highway). Et puis il y a un dernier Lynch, qui a commencé avec Twin Peaks Fire Walk With Me et s’est épanoui avec Mulholland Drive, Inland Empire et chacun de ses courts métrages depuis, qui transforme cet empire mental en empire de l’affect aux émotions dévastatrices.
Alors quel Lynch ? Chacun aura le sien certainement. Le culte de Blue Velvet aux Etats-Unis (cf. les textes de Greil Marcus et David Foster Wallace, les films des frères Coen) montre bien à quel point l’Amérique a aimé être portraiturée dans ce teen movie dégénéré. Lost Highway et Mulholland Drive quant à eux ont servi de boussole à la France des années deux-mille comme sortie idéale du naturalisme. Certains préfèrent le Lynch masculin (Eraserhead, Dune, Lost Highway), d’autres le féminin (Fire Walk With Me, Mulholland Drive, Inland Empire). Tout le monde s’accorde sur le fait que le cinéaste a toujours été en avance. Eraserhead invente un genre, « film culte », et prédit le rôle environnemental du son dans le cinéma à venir. Twin Peaks invente la série TV adulte. Inland Empire est fabriqué à la maison en mini-DV, avec la caméra que le cinéaste utilise pour son site web, en filmant morceau par morceau sa voisine hollywoodienne, Laura Dern.
Cette capacité à nager partout comme un poisson dans l’eau est presque effrayante. Au départ, l’étudiant en arts plastiques tourne son Eraserhead sans argent sur plusieurs années dans un hangar de Philadelphie. Mel Brooks, le comique n°1 à Hollywood, qui vient de créer sa maison de production et cherche un réalisateur pour son projet Elephant Man, en tombe inexplicablement amoureux. Direction l’Angleterre, où le jeune homme tourne pendant un an avec Anne Bancroft, John Gielguld, Anthony Hopkins. Nominé aux Oscars, il est propulsé dans le bureau de George Lucas qui lui propose Le Retour de Jedi, qu’il refuse, avant d’accepter (erreur !) un autre projet SF, Dune, produit par Dino de Laurentiis. Direction le désert du Mexique, où il tourne de nouveau pendant un an. « Toujours prêt ! » reste la devise de cet ancien scout, rapporte un de ses camarades. Il faut dire qu’Hollywood était bien différent de ce qu’il est aujourd’hui. Brooks, Lucas, de Laurentiis, trois bonnes fées autour du berceau du bébé. Aujourd’hui, on lui commanderait un Eraserhead 2, sans le monstre.
Après le nouveau départ de Blue Velvet (1986), produit par De Laurentiis, Lynch s’éloigne de Hollywood : la chaîne ABC finance la série Twin Peaks, puis, à partir de la Palme d’or pour Sailor et Lula (1990), la France semble une seconde maison : Ciby 2000 (Fire Walk With Me et Lost Highway), puis StudioCanal (Mulholland Drive, le plus grand film tourné sur Hollywood l’a été, paradoxalement, sans Hollywood) lui offrent la liberté. Entre-temps, son statut auprès du public a changé du tout au tout : artiste culte-underground (Eraserhead), wonderboy hollywoodien (Elephant Man et Dune) jeune cinéaste indépendant-américain (Blue Velvet et Sailor et Lula), LE grand cinéaste de son époque (Lost Highway et Mulholland Drive), et enfin génie retiré (Inland Empire).
Revoir l’œuvre devrait pouvoir dissiper de nombreux malentendus. La formation d’artiste du cinéaste a d’emblée occulté qu’il est un grand metteur en scène – au sens classique du terme. Les moments les plus impressionnants de l’œuvre sont de simples champs-contrechamps : dans Mulholland Drive, le récit du rêve chez Winkie’s ou la discussion extraordinaire avec le « cow-boy ». Le dialogue est concis mais si précis, si coupant, qu’il reste inoubliable (« Can You Do That For Me ? »). Les formules lynchiennes se gravent dans la mémoire plus que n’importe quel cinéma bavard : il suffit de « Read What, Renée ? » pour synthétiser la terreur du couple de Lost Highway. Lynch tient aussi son économie de mise en scène d’Hitchcock (l’usage anachronique de la caméra subjective) et de Ford, pour la rectitude, le côté « straight » et le goût des seconds rôles masculins haut en couleurs, dont l’emblème est la chevauchée lente d’Une histoire vraie/The Straight Story.
A une époque où la notion de plan s’est diluée dans un magma où le montage est roi, Lynch est l’un des derniers cinéastes à connaître le poids d’un plan. Avoir face à soi un acteur, une machine, un objet, demande la même concentration. Le plan lynchien est reconnaissable entre tous, concentré fixe sans fioritures, allant directement à l’essentiel, intensifiant l’acteur ou la chose jusqu’à les rendre majestueux. Que ce soit l’insert d’un feu qui brûle activement dans une cheminée, d’une cigarette qui se consume, ou un homme qui sort d’un couloir dans le cadre large du Cinémascope, le plan est d’emblée chargé au maximum et magnifié : le lyrisme est de tous les instants.
Mais réduire Lynch à un imagier inspiré serait une erreur : c’est un story-teller implacable, quand bien même ses récits semblent ouverts à tous les vents. Un malentendu coriace voudrait que ses films tolèrent toutes les interprétations. Or la narration se développe à partir d’un principe de départ simple, provoquant une série de hantises dans des relations de cause à effet proliférantes. L’hypothèse matricielle (l’inceste dans Fire Walk With Me, l’abandon dans Mulholland Drive, le mariage dans Inland Empire) engendre des fictions secondaires qui tournent autour du personnage et l’enferment dans leur emprise. Son parcours (un calvaire) obéit à une cohérence narrative forte même si l’histoire apparemment digressive semble égrainée au gré des idées.
Cette traversée décrit un trajet moral jusqu’au bout de la nuit, une lutte ardente contre la peur (et non contre le mal : le mal, c’est la peur) se bouclant invariablement par un happy end. Même Eraserhead se termine bien : la femme du radiateur irradie Jack dans une blancheur cotonneuse (« In Heaven, Everything Is Fine »). Les fins prennent toutes de la hauteur. « Rien ne meurt jamais », nous dit une voix cosmique tandis qu’une lumière incandescente intensifie le visage d’une mère (Elephant Man). « It is a Strange World », commentent les personnages, tandis qu’un oiseau tient dans son bec un insecte (Blue Velvet). Une jeune fille pleure alors qu’un ange lui apparaît (Fire Walk With Me). Deux frères lèvent la tête vers le ciel étoilé (Une histoire vraie). Autant de visions du paradis. Seul Lost Highway se termine dans le noir absolu. Michel Chion, dans sa monographie (éd. Cahiers du cinéma), l’avait compris le premier : le mélo est ici une donnée absolument non ironique.
« Something is Happening ? »
Le cinéaste est un des rares aujourd’hui à penser qu’il y a un « fond » commun. Ce qui arrive à l’homme fait fond sur quelque chose qui le dépasse : un monde dont il faut chanter les louanges, quelles que soient les horreurs qu’il contient. Peu de cinéastes transcendent ainsi les données sociales et morales de l’individu sans pour autant insuffler du religieux (Bergman ou Tarkovski). La voûte étoilée au-dessus de moi, la loi morale en moi – et les insectes dans la pelouse. Tout cela est un fait, non une métaphore. Combien de fois ses personnages s’inquiètent-ils « Something is Happening » ? Puis ils lèvent la tête, concentrés ou hagards, sans comprendre. L’événement nous tombe dessus, il faut apprendre à vivre avec la Causalité folle qu’il engendre – mais le monde autour garde toute son étrange beauté.
S’il ne fallait garder qu’une image, ce serait peut-être celle-ci : une femme assise sur un sofa dans une chambre (room), flottant dans l’univers. Laura Palmer dans la White Lodge, à la droite du gentil Cooper, ou Nastassja Kinski, « arrivant » soudain, comme extirpée d’une mystérieuse boucle temporelle (Paris, Texas ?) à la fin de Inland Empire. C’est la dernière image, déclinée à l’infini dans ses courts (Hotel Room, Darkened Room) et ses publicités. Une image dont il ne semble pas revenir, vague et mystérieuse. Une image de l’après, d’où sourd une immense compassion. Alors quel Lynch choisir ? Sûrement celui-ci, le dernier – en attendant le prochain.
Stéphane Delorme