Alfred Hitchcock
Du 29 novembre 2019 au 25 janvier 2020
Une vie à l'œuvre
Plus qu'aucun autre cinéaste, Alfred Hitchcock a été la victime consentante d'un succès qui s'est avéré mondial, prisonnier de son immense réputation et de l'attente renouvelée d'un public qu'il a lui-même créé. C'est la voix off de Jean-Luc Godard, dans ses Histoire(s) du cinéma, qui a le mieux dit à quel point ce génial artiste avait su s'emparer de l'imaginaire des foules au XXe siècle : « Alfred Hitchcock réussit là où échouèrent Alexandre, Jules César, Napoléon : prendre le contrôle de l'univers. » C'est qu'Hitchcock accomplit avec ses films haletants, ses figures et motifs entêtants, un rêve totalitaire du cinéma : s'adresser au monde entier (il fallait pour cela la puissance de frappe de l'industrie cinématographique hollywoodienne) en y parvenant mieux que les grands cinéastes soviétiques qui, eux, rêvaient de parler aux masses plutôt qu'à cette addition d'individus qu'on appelle le grand public.
Art du XXe siècle, resté figuratif et narratif par fidélité aux grands récits et représentations du siècle précédent, le cinéma a inventé tout à la fois son public et son langage. Hitchcock a été celui qui a porté à un point de perfection quasi absolu une certaine science du montage en fusionnant parfois deux qualités contradictoires de celui-ci. Le suspense, ce sentiment éprouvé par le spectateur et auquel le nom du cinéaste reste le plus attaché, n'est-il pas la conséquence de l'utilisation du montage classique, tel qu'il fut inventé à Hollywood au milieu des années 1910 : une succession discursive des images et la mise en parallèle de deux actions concurrentes ou rivales, dont la coïncidence relance et résout une attente, une angoisse ? Par ailleurs, Hitchcock n'a-t-il pas aussi accompli ce que les grands cinéastes soviétiques en général, et Eisenstein en particulier, ont visé : utiliser le montage comme une manière de provoquer l'émotion d'un spectateur, ce spectateur dont l'auteur du Cuirassé Potemkine rêvait de « labourer l'inconscient » ?
Effroi et misère
Si le cinéaste des Oiseaux a inventé une machine à effrayer, c'est parce qu'il est avant tout un artiste ayant vécu, décrit, critiqué, analysé le XXe siècle, perçu comme un âge de guerre et d'effroi. Le XXe siècle serait ainsi « hitchcockien ». Les totalitarismes ne constituent-ils pas la toile de fond de certains de ses films (Sabotage, Correspondant 17, Cinquième colonne, Les Enchaînés, Le Rideau déchiré...) qui renvoient l'image d'un monde uniquement structuré par la peur ? Face à cette menace, Hitchcock en a démasqué une autre, celle de la misère du sujet démocratique, de l'homme ordinaire confronté à ses misérables pulsions (Fenêtre sur cour, Psychose et l'ensemble de son œuvre télévisuelle). L'œuvre d'Hitchcock est une implacable mise à nu de l'individu réduit à ses seuls besoins et appétits.
Hitchcock a, plus que d'autres, œuvré pour que le cinéma accède à un statut réservé aux arts dits nobles. Et il a fallu, paradoxe grandiose, que cette métamorphose en passe par un réalisateur longtemps considéré comme un maître du « divertissement ». Dès lors, c'est à la critique française des années 1950, celle des Cahiers du cinéma principalement, que revient le mérite d'avoir su mettre au jour en premier l'inquiétude métaphysique qui sous-tend cette œuvre. Mais si Alfred Hitchcock, catholique anglais, est désormais vu comme un cinéaste du Péché et de la Chute, de la damnation de l'homme, d'emblée et irrémédiablement coupable, c'est moins en raison de l'exhibition de thèmes ouvertement religieux (La Loi du silence) que pour certains choix plastiques ou dramatiques (l'ombre qui dessine une croix sur le visage d'Ivor Novello dans The Lodger, James Stewart au bord du vide dans Vertigo).
Expérimentations
La filmographie de celui qui a souvent été désigné comme un commerçant habile est en vérité riche de risques insensés et d'expérimentations en tout genre : le rêve « signé » Salvador Dalí dans La Maison du docteur Edwardes et le cauchemar de James Stewart dans Vertigo ; un film d'une heure et vingt minutes tourné en onze plans-séquences (La Corde) et une scène sous une douche en quarante-cinq secondes et soixante-dix-huit plans (Psychose) ; telle œuvre historique (Les Amants du Capricorne) et telle autre frôlant le fantastique (Les Oiseaux) ; des plateaux de tournage aux décors d'une folle complexité (Lifeboat, La Corde, Fenêtre sur cour) ; des films en VistaVision et en Technicolor (La Main au collet) et, à partir de 1955, des téléfilms à l'image carrée et en noir et blanc (Alfred Hitchcock Presents)... Hitchcock a perpétuellement cherché à casser sa propre image, à déjouer les attentes du système, à remettre en question la perception commune de son art, au risque de l'échec commercial (le réalisme sec du Faux coupable, le cas clinique de Pas de printemps pour Marnie) ou du succès inattendu (la brutalité de Psychose).
Alors, pourquoi Hitchcock aujourd'hui ? Parce qu'il est justement inépuisable, donc toujours à reprendre. Parce que son nom est devenu synonyme de son art, lui qui, formé au temps du muet, ne cherchait à s'exprimer qu'en termes visuels (« pure cinema », selon son expression). Parce que l'influence de son œuvre est gigantesque et dépasse de loin les innombrables remakes et relectures conscientes de ses films. À jamais, Hitchcock a jeté les bases d'une transformation des règles du divertissement contemporain.
Bernard Benoliel, Jean-François Rauger
1. Claude Chabrol et Éric Rohmer, Hitchcock (1957), Ramsay, 2006.