Chantal Akerman
Du 31 janvier au 2 mars 2018
La joie, impermanente
C'est l'histoire d'une fille qui entre dans le cinéma en cirant des pompes. Mais pas n'importe quelles pompes : elle cire les siennes. D'ailleurs elle ne cire pas que ses pompes, elle cire aussi ses chaussettes et ses mollets. C'est l'histoire d'une fille qui, toute tachée de noir, range son appartement comme le ferait un ouragan et qui allume le gaz en appuyant sa tête sur la cuisinière. Amorce noire. Explosion : Saute ma ville (1968). Chantal Akerman entre dans l'histoire du cinéma à dix-huit ans, « sans vergogne » dira-t-elle, criant « Pipi ! » dans un premier court métrage fulgurant, hommage tragi-comique à Pierrot le fou, le film qui lui a donné le désir de cinéma. Des années plus tard, Delphine Seyrig cire des pompes d'homme dans Jeanne Dielman, 23, Quai du commerce, 1080 Bruxelles. Elle le fait de manière itérative, justifiée, comme chaque geste d'une femme qui ne tolère aucun vide dans les heures. Jeanne Dielman affole la limite entre narration et description : le film s'attarde, en de longs plans fixes, sur le presque rien, le nécessaire insignifiant : les dessous du quotidien d'une femme. Plus tard encore, un jour, ou alors une nuit, dans le couloir d'un hôtel quelconque, Anna s'arrête devant une paire de chaussures d'homme. Elles viennent d'être cirées, sans aucun doute. La cinéaste interprétée par Aurore Clément dans Les Rendez-vous d'Anna est, de rencontre en départ, l'élue d'un instant, dépositaire du secret des autres solitaires qu'elle croise. Chaque matin, elle rend à la nuit ce qui lui appartient : homme, femme, rêve. De ville en ville, elle ne garde rien de l'espace qu'elle traverse. Les femmes selon Akerman voyagent léger, comme les fugitives de J'ai faim, j'ai froid et du Portrait d'une jeune fille de la fin des années 60 à Bruxelles. Seule exception, la mère qui ne peut s'empêcher de débarquer chez sa fille avec un piano à queue dans Demain on déménage, comédie de nomades hantés par un chagrin radieux où tout, bien que provisoire, est grâce et vitalité.
Dans le désordre de la nuit moite de Bruxelles (Toute une nuit), nuit plus vaste que le désir, les corps se heurtent les uns contre les autres comme dans une pièce de Pina Bausch (Un jour Pina a demandé) pour se convaincre qu'il n'y a pas d'art plus périlleux que celui de la rencontre. Parfois, une femme veut se marier, une autre veut faire l'amour : alors on chante. Golden Eighties, annoncé par le dispositif des Années 80, est un film coloré et joyeux, où l'on substitue à la parole le chant, et à l'amour, la lettre d'amour. Car comment toucher l'autre ? La jeune femme désespérée de Je, tu, il, elle réécrit sans cesse la même lettre de solitude puis repart, après l'étreinte, légère et nue, à l'aube d'un nouveau jour.
Son affaire, ce sont les gens dans le temps. Chantal Akerman a pris d'assaut le cinéma pour le dépouiller et en extraire la quintessence : le plan-séquence, forme souveraine qui permet l'intrication de toutes les formes de temps : le temps de décrire l'intime ; et le temps de raconter l'Histoire. Le temps des figures littéraires pures est celui, douloureux, labyrinthique, de Stanislas Merhar piégé par ses affects dans La Captive (d'après Proust) et La Folie Almayer (d'après Conrad). Dans les deux films, les longs travellings sinueux, hérités de Hitchcock (Vertigo) et Murnau (Tabou), accusent le rapport malade, déformé, de l'homme au monde. Traversé par la jalousie, le personnage vit la durée comme un tourment. En héritière de l'art de Michael Snow, Akerman travaille un temps pur, sans événements, à travers de longs plans où la caméra invente une vacance mouvante (les plans fixes de Hotel Monterey, Jeanne Dielman, News from Home), rendant au spectateur toute l'étendue de la durée qu'il passe au cinéma. Cet autre temps inaltéré qu'elle appelle la paresse (Portrait d'une paresseuse) est figuré dans La Chambre par la succession de panoramiques circulaires dans le même plan, où l'on surprend régulièrement le regard espiègle de la réalisatrice dans son lit. Pour faire du cinéma il est nécessaire non seulement de se lever et s'habiller (Lettre d'une cinéaste) mais aussi de céder à une dose d'inertie, de distraction : la patience intime par laquelle l'artiste se donne le temps de faire. Le temps du plan-séquence, enfin, crée une distance interrogative, nécessaire pour déchiffrer le monde.
Chantal Akerman invente un cinéma nomade, le documentaire taillé au biseau des rémanences de l'Histoire récente. Ce qu'elle appelle l'inquiétante familiarité lui permet de reconnaître en Russie, malgré un « regard de passage, ébloui par l'été » (D'Est), un monde encore contaminé par l'Holocauste. Le regard du spectateur n'est plus innocent : personne n'a le droit d'ignorer qu'aux États-Unis un arbre a jadis été une potence (Sud), et que tout mur, tout barbelé (De l'autre côté), portent en eux non seulement le souvenir d'un camp de concentration, mais aussi la préfiguration d'une nouvelle catastrophe. À Bruxelles, la nuit, Natalia Akerman fume devant la caméra et la voix de la cinéaste l'interpelle : « Maman ! Maman ! » Cette séquence de Toute une nuit représente la blessure historique dont le cinéma de Chantal Akerman porte le drame : le silence de la mère, rescapée de la Shoah. Face à une histoire irrévélée et pourtant manifeste, la réalisatrice invente la mise en scène du refoulé maternel (Histoires d'Amérique, d'après Isaac Bashevis Singer), puis tente le voyage en Israël vers un passé arraché (Là-bas). Ce n'est que dans son dernier film, No Home Movie, que la parole de la mère se déploie frontalement, puisant aux sources d'une mémoire toujours ancrée ailleurs. Le cinéma se ressource et s'étrangle de douleur dans un désespoir actif et lucide, infatigable. Est-ce l'idée du ressassement que lui reprochait son père (Chantal Akerman par Chantal Akerman) ? Akerman a souvent parlé de la sensation de perte, malgré la douceur du violoncelle de Sonia Wieder-Atherton et malgré le cinéma. C'est dire si l'une des artistes majeures du XXe siècle s'est voulue, jusqu'à la joie, inconsolable.
Gabriela Trujillo