Carte blanche imaginaire à Jean-André Fieschi
Du 20 octobre au 7 novembre 2010
JAF court le monde
« Fieschi, cours le monde et apprends ! » C’est l’apostrophe que lance, à Jean-André Fieschi, Ninetto Davoli, acteur et inspirateur de Pier Paolo Pasolini, très inspiré lui-même à la fin du film que « JAF » lui consacre, trente ans après avoir découvert Pasolini par le cinéma, pour la collection Cinéastes de notre temps.
Jean-André Fieschi est arrivé aux Cahiers du cinéma dans un moment de mutation. La première génération a participé à la naissance de la Nouvelle Vague et s’éloigne de l’activité critique. Ceux qui arrivent sont des passeurs de témoin. C’est le moment à la fois de l’échec de certains des plus grands films de ces années, ceux qui restent parmi nos préférés (La Peau douce, Le Signe du Lion, Paris nous appartient), mais aussi de la généralisation de ce qui faisait révolution ; désormais, la N.V. est dans le domaine public.
Secrétaire des Cahiers pendant trois ans, JAF contribue à donner une énergie nouvelle à la revue, avec des noms qui comptaient pour lui (pardon aux oubliés) : Jean-Pierre Biesse, Claude Ollier, Yamada Koichi, André Téchiné, Jacques Bontemps, et, last but not least, Narboni et Comolli, qu’on prenait alors pour des Corses par assimilation à JAF, vrai natif d’Ajaccio.
Les années qui ont suivi la Nouvelle Vague ont été particulièrement riches : en Italie, au Canada, au Brésil, en Afrique, en Europe de l’Est, au Japon, apparaissaient d’autres manières de penser et de faire le cinéma. Rien de plus naturel, pour qui avait composé sa culture avec les programmes de la rue d’Ulm et de Chaillot. Une phrase que nous prenions on ne peut plus au sérieux était celle d’un des pionniers de la N.V. : « Nous sommes la première génération à faire des films en sachant que Griffith et que Murnau ont existé ».
Pour JAF, le cinéma est affaire d’affinités électives, et elles ne manquaient pas, de Gilles Groulx ou du premier Bertolucci à Pedro Costa ou Claudio Pazienza. Les années soixante, ce sont enfin, non seulement les films testaments, les Cordelier, Gertrud ou Frontière chinoise, mais ceux qui ont défini un territoire : Lilith, Gare du Nord, Sandra.
Le passage par les Cahiers n’est pas à l’époque un tremplin pour s’installer dans la profession des professionnels. A quoi bon y entrer pour faire « un film de plus » ? JAF va donc poursuivre son travail d’écriture tout en faisant du cinéma sur de nouvelles voies : films militants, nouvelles techniques appelant de nouveaux récits (la paluche inventée par Jean-Pierre Beauviala).
Les ateliers Varan, dernier lieu où Fieschi a transmis ses idées et ses interrogations, rappelaient récemment cette phrase de son texte « J.R. ou la vie rêvée » : « À la déjà si vieille question serpentine, miroitante, de la supériorité de la vie sur le cinéma, ou du cinéma sur la vie, la réponse que je préfère – sans doute informulée par lui-même – est celle de Jean Rouch : c’est la même chose. » La vie rêvée unissait le Surréalisme, le Communisme, deux fidélités jamais reniées, et une découverte tardive, l’ethnologie (cf. son commentaire sur le film unique du photographe Edward S. Curtis sur les Indiens, In the Land of Head Hunters).
Ce film, sa dernière grande découverte, confirme après tout la leçon de Rouch, comme aussi celle de Breton (André) : l’activité d’écrivain, de photographe, de filmeur, d’artiste si on veut dire comme ça, sert à découvrir ce qu’il y a au-delà des choses. Et celle d’André Bazin, troisième de ces pères auxquels il y avait toujours lieu de revenir – celui de tous, aux Cahiers, qui n’avait pas fait de films, mais rendu aveuglante cette évidence : écrire sur le cinéma et faire des films, c’est la même chose.
Ainsi, les films de JAF sont des essais qui sont aussi des enquêtes, au sens de Borges comme de Raymond Chandler. Quand il ne tient pas la caméra, elle le suit souvent dans des rues inconnues, comme Philip Marlowe.
Il a du coup semblé difficile de séparer les objets créés par Jean-André Fieschi des « films de sa vie », tant des images, des répliques, des regards, des raccords en parcouraient chacun de ses jours. Il y trouvait les « secrets », qui font que l’on passe d’une simple illustration à une magie – un talisman, un envoûtement. On supposera connu le tout premier, Nosferatu, et on a vu récemment ici un des derniers en date, Dans la chambre de Vanda. « Il s’agit de possession », en disait-il. Ou, à propos de L’Ambassade (Marker), des Maîtres fous et Gare du Nord (Rouch), des Photos d’Alix (Eustache) : « Des objets inquiétants, difficiles à ramasser, mais dotés d’un pouvoir d’envoûtement tenace, et productifs de relances inépuisables. »
La définition s’applique à ses propres films et en particulier à ce dernier, Le Jeu des voyages, interminable mais terminé, comme le passionnant feuilleton publié parallèlement ou presque dans la défunte revue Limelight. Une encyclopédie, un jeu de piste, une autobiographie fleuve : vingt heures pour vingt-sept épisodes, merci à Louis Feuillade et à Henri Langlois de nous avoir enseigné le dur désir de durer. JAF s’y est dicté d’observer certaines lois, comme quand il suivait Pasolini ou arpentait les rives du Niger : pas un arrêt à l’image, pas un son ajouté, la chronologie des tournages strictement respectée, un rapport du tourné au monté de un pour trois ou quatre. La différence est dans l’objet de l’enquête qui se révèle au bout du compte : tout simplement le bonheur.
Bernard Eisenschitz