Le cinéma américain de Bertrand Tavernier
Du 19 mai au 7 juin 2021
Le cinéma américain de Bertrand Tavernier
Il y a peu d'exercices aussi frustrants que de constituer une liste de films, pour établir un de ces palmarès souvent oiseux autant qu'inutiles (« Les dix meilleures réalisations de tous les temps ») ou pour sélectionner une programmation. Vous risquez de ressasser les mêmes titres, de piétiner des sentiers archirebattus, mais aussi, a contrario, de vouloir afficher une originalité qui vous rendra plus important que les films choisis. D'être accusé de sacrifier à la mode ou de vous réfugier dans le passéisme si vous choisissez plus de quatre productions muettes. De toute façon, quoique que vous choisissiez, vous serez toujours critiquable et critiqué.
Quand on programma pour la première fois dans un ciné-club, au Nickel Odéon, des œuvres de Sirk, De Toth, Tourneur, Mann, Fuller, Boetticher, Preminger, Joseph H. Lewis, Ulmer, Gordon Douglas, on essuya bien des railleries sur ces petits trublions voulant remplacer les classiques par des séries B, contresens absolu. Il n'était absolument pas question d'effacer Ford, Hawks, Huston ou Capra (souvent, rappelons-le, disponibles uniquement dans des copies 16 mm en VF) mais de juger sur pièce des titres jamais projetés, qui avaient été défendus par des critiques allant de François Truffaut à Ado Kyrou, Roger Tailleur ou Étienne Chaumeton. On avait défini quelques principes : 1) Tout film est présumé innocent, 2) Les films sont plus importants que les prescripteurs, 3) Et, enfin, ne jamais aimer contre (un autre cinéaste, un autre film).
La liste pour la Cinémathèque française était aussi tributaire de bien des impondérables, et en premier lieu l'accès à de bonnes copies. Il fallait aussi prendre en compte les différents hommages pour éviter des redites. Retirer Lifeboat, un Hitchcock très personnel que je continue à trouver méconnu, le splendide 14 heures de Henry Hathaway, montré avec ses deux fins (contrairement au DVD), The Liberation of L. B. Jones, passionnant chant du cygne de William Wyler, I Walked With a Zombie de Jacques Tourneur. Dorothy Arzner et Ida Lupino ayant été justement célébrées récemment, disparurent Merrily We Go to Hell ou Craig's Wife, de même que Not Wanted.
Je dus aussi renoncer non sans tristesse à Upstage de Monta Bell, au Grass de Cooper et Schoedsack. Rayer des amis proches comme André De Toth et None Shall Escape, le film le plus audacieux sur l'antisémitisme des années 1940, abandonner l'Alamo de John Lee Hancock, récit bien plus juste historiquement que l'émouvante version de John Wayne. J'aurais adoré pouvoir présenter à la Cinémathèque Give a Girl a Break de Stanley Donen, Le Salaire de la violence de Phil Karlson ou le délicieux Joe Dakota de l'ésotérique Richard Bartlett. Mais toute sélection, si imparfaite soit-elle, vaut par ce qu'elle laisse en suspens. Ces quelques choix, je l'espère, doivent aussi aiguiser l'appétit, la curiosité et le désir. De découvrir par exemple Only Yesterday de John Stahl, de comparer ce splendide mélodrame avec Wait Till the Sun Shines, Nellie de King ou de vérifier avec Drums of Fu Manchu ou L'Inconnu du ranch de William Witney si ce dernier est bien, comme le proclame Quentin Tarantino, l'un des plus grands cinéastes américains.
Il reste quand même suffisamment d'œuvres passionnantes que je ne me lasse pas de voir et de revoir. Certaines si peu projetées (Le Mystificateur de Billy Ray) constitueront de vraies surprises pour qui s'intéresse à l'histoire de la presse américaine. D'autres, comme Go and Tell the Spartans (je n'arrive pas à utiliser le titre français, Le Merdier, qui, dans certains journaux, fut la seule critique de cette passionnante autopsie de la guerre du Vietnam), totalement méprisées lors de leur sortie, commencent à être redécouvertes. Et je pense que chacune d'entre elles vous donnera envie de découvrir d'autres titres de son auteur, par exemple les trois autres Edward L. Cahn de la même période, et de s'interroger sur les raisons de son déclin. Ou de revisiter non seulement les autres films muets Universal de Clarence Brown mais l'œuvre entière d'un des auteurs classiques les plus oubliés du cinéma américain jusqu'à la remarquable biographie critique de Gwenda Young. J'ai choisi des débuts fulgurants, Quick Millions de Rowland, qui impose, détourne et subvertit la plupart des codes du film de gangsters, le fracassant Blue Collar de Paul Schrader, plongée survoltée dans le monde ouvrier qu'il est passionnant de revoir à la lumière des années Trump, et des fins de carrière en forme d'apothéose. Ou encore The Last Show de Robert Altman, le magnifique Show Boat, admirable adaptation d'un musical qui révolutionna Broadway, peut-être le chef-d'œuvre de James Whale, Among the Living de Stuart Heisler, et Path to War de John Frankenheimer, l'un des meilleurs films politiques de la décennie, analyse sans complaisance de la politique menée par Johnson au Vietnam. Chaque fois, j'ai essayé de mettre en valeur l'apport de certains collaborateurs, chefs-opérateurs comme Leon Shamroy pour Wait Till the Sun Shines, Nellie, scénaristes avec Tom Reed et Albert Maltz pour Afraid to Talk, ou encore Wendell Mayes pour Go and Tell the Spartans.
Alors, savourez et prenez du plaisir !
Bertrand Tavernier