Benoît Jacquot
Du 3 janvier au 4 février 2007
Le réalisme symbolique de Benoît Jacquot
Après la rétrospective consacrée à Jacques Doillon en septembre dernier, c’est au tour de Benoît Jacquot de se voir intégralement programmé rue de Bercy. Cela s’imposait, manière de nouer un lien avec un cinéaste contemporain au travail, d’évaluer en quelque sorte sa trajectoire artistique, tout en sachant que son point d’aboutissement demeure évidemment inconnu.
L’œuvre de Benoît Jacquot est multiple, protéiforme. Elle ne cesse de bouger, de se redéfinir, d’épouser les contours d’un désir de cinéma né il y a longtemps, et qui demeure intact. Inassouvi. Ce désir chez Jacquot s’adapte aux nouvelles donnes cinématographiques. Il les englobe et les dépasse, en les soumettant à la question primordiale pour lui : celle du style. Qu’il s’agisse des techniques (voir l’usage qu’il fait de la vidéo numérique dans À tout de suite, 2004), des formats narratifs (fictions, documentaires, pièces de théâtre filmées, film d’opéra, fictions télévisuelles), de l’économie de production et de tournage (ses budgets varient très fortement en fonction du sujet et du casting), ou des caprices du star-system, le cinéma de Benoît Jacquot évolue constamment, comme si ce cinéaste avait plusieurs vitesses à son arc. C’est ainsi qu’il est devenu l’un des cinéastes les plus prolixes du cinéma français. Cette capacité à s’adapter, à adapter son désir de cinéma à des formes les plus ouvertes, est essentielle pour comprendre sa trajectoire. Et pourtant, Jacquot demeure malgré tout, sinon un marginal, du moins un franc-tireur, un auteur qui ne se confond pas avec le système qui le permet ou l’autorise. Chez lui, aucune formule qui se reproduirait à l’identique, mais une aptitude à se mouler dans un système à géométrie variable, où il ne laisse pas trop de plumes, affirmant bien au contraire une forme de souveraineté. Cette boulimie, cette capacité de métamorphoser son désir de cinéma, est évidemment son point fort. Quoi qu’il arrive, il y aura assez de films, de documents filmés, qu’elle qu’en soit la nature, pour constituer une œuvre.
À l’intérieur de ce corpus conséquent (une cinquantaine de films), les adaptations littéraires côtoient les scénarios originaux ; les films contemporains se mélangent avec les films en costumes ; les essais documentaires (sur des artistes tels que Merce Cunningham, Robert Motherwell, ou des écrivains : Marguerite Duras, Louis-René des Forêts, Salinger) s’égrènent parmi les films de fiction. Cette stratégie relève-t-elle d’un calcul ou d’une décision préméditée ? Il s’agit plutôt d’un parti pris, affirmant le primat de l’expérience. Tout film, tel qu’il se présente, emporte avec lui sa part d’inconnu, de mystère ou d’aléa et constitue, sous la forme où il advient, un moment de cinéma. Le maître-mot, pour parler du cinéma de Benoît Jacquot, est celui de mise en scène. L’exercice de la mise en scène consiste à installer acteurs ou personnages dans un espace-temps et de trouver la bonne vitesse. Donner à voir le réel dans la forme où il se présente, dans sa dimension d’enregistrement cinématographique. Cela reste encore la meilleure définition du cinématographe.
Question mise en scène, Jacquot a été à la bonne école, celle justement qui n’en est pas une. Très jeune cinéphile, son apprentissage a été sauvage, construit dans la confrontation permanente avec les œuvres, la rencontre physique avec les films et les auteurs marquants de l’histoire du cinéma. Bresson, Lang, Renoir, Mizoguchi, Hawks, Hitchcock, Tourneur, Preminger, les cinéastes de la Nouvelle Vague. Cette école était celle de la Cinémathèque d’Henri Langlois. Celui-ci affirmait, de manière provocante mais juste, qu’il fallait former des « mauvais élèves », prenant pour modèle Jean Vigo. Si un mauvais élève est celui qui se saisit du matériau cinéma sous la forme bâtarde où il se présente, alors nul doute que Benoît Jacquot en est un.
Né en 1947 à Paris, il eut la chance, comme beaucoup de sa génération, de grandir à une époque charnière où le cinéma se trouvait à la croisée des destins. Période terminale des vétérans du cinéma hollywoodien, ceux qui avaient commencé à l’époque du muet et dont les œuvres constituaient l’âge d’or du cinéma mondial, et début d’une nouvelle ère, où le cinéma devait impérativement se confronter à autre chose : la littérature, l’art moderne, la musique contemporaine ou le théâtre. Et à un médium rival : la télévision. Choc des cultures : le cinéma à l’âge classique et la modernité artistique. La Nouvelle Vague a constitué ce moment charnière – sur un plan critique et esthétique. Elle aida à faire à la fois le tri, et le nécessaire travail de deuil. Elle occupa le terrain avec une énergie incroyable, prolongeant autant qu’elle le pouvait, de manière mélancolique, cette grandeur du cinéma passé. Benoît Jacquot – mais on peut également le dire d’André Téchiné, de Philippe Garrel, de Jean Eustache, de Jean-Claude Biette et de quelques autres – est arrivé dans la foulée. Ils ont autant admiré Godard, Rohmer, Truffaut et Rivette, que Lang, Bresson, Hitchcock et Renoir, en évitant de s’enfermer dans le rôle d’héritiers. Ils ont passé leur jeunesse cinéphile à admirer les maîtres, tout en comprenant (et en partageant) la manière dont les cinéastes de la Nouvelle Vague en faisaient l’éloge et le deuil, en passant à l’acte.
Ce passage à l’acte, Jacquot l’a fait sous le signe du romanesque. Il a réalisé ses premiers films au milieu des années soixante-dix, n’ayant curieusement entrepris jusqu’alors aucun court métrage – ce qui est pourtant souvent le passage obligé. Quelques films comme assistant auront pour lui valeur de viatique.
Avant de faire le grand saut, Jacquot a été aussi, et il est encore, un grand lecteur. Sa culture livresque ou romanesque est large, nourrie, assidue : Dostoïevski, Henry James, Marguerite Duras, Louis-René des Forêts, Cocteau, etc. Le romanesque sera nécessairement au cœur de son projet cinématographique. Dès L’Assassin musicien (1975), Jacquot se pose de manière frontale la question du romanesque. On pourrait dire, s’agissant du cinéma français d’alors, d’un retour au romanesque (après les années du tout-politique post-Mai 68).
Ce retour se fait naturellement sous l’égide de la modernité. Celle-ci s’incarne, pour Jacquot, chez Bresson et chez Lacan. Mélange d’austérité narrative et d’acuité symbolique ou analytique. En 1974, Jacquot avait réalisé un film de télévision sur et avec Jacques Lacan : Psychanalyse I et II (2 × 50 minutes, INA). La concordance est décisive, car la place de l’inconscient, ou si l’on veut de l’écriture symbolique, sera essentielle dans le cinéma de Jacquot. Qu’est-ce que cela veut dire ? Que le réel n’est pas seulement régi par des règles sociales ou des jeux de pouvoir, mais qu’il est aussi truffé par le désir, la jouissance, le manque, etc. Il est clair qu’il y a un lien de cause à effet entre cet entretien filmé avec Lacan et, vingt-cinq ans plus tard, un film comme Le Septième ciel (1997). Et, plus tard encore, avec le projet conçu pour Catherine Deneuve pour la télévision : Princesse Marie (2004), où Jacquot se confronte avec la représentation de la séance, avec Freud en personne (interprété par Heinz Bennent).
La place de l’Autre, le silence, la solitude, le regard comme point de vue, la parole donnée, la trahison, la nature indécidable du réel, la jouissance féminine, le lien social sous la forme du pacte, le secret ou le mystère comme fil d’Ariane, le travail invisible de l’inconscient, l’argent et les trafics qu’il génère, la confrontation des fils avec les pères : tout cela est au cœur de l’aventure romanesque selon Jacquot. Sans oublier ce point essentiel, l’enfance, qui se caractérise presque toujours par l’intransigeance, la révolte solitaire et le refus des compromissions (Les Enfants du placard, son deuxième film, en 1976). Chacun de ses films constitue un exercice ou une variante où se joue cette musique de l’inconscient, on pourrait dire de manière plus cinématographique : ce suspens de l’inconscient. L’enfance comme rappel à l’ordre, signifiant absolu, bloc de résistance (Les Mendiants, 1988 ou La Fille seule, 1995). Le cinéma de Jacquot tourne souvent autour d’un trafic, d’un jeu de mystère entre la réalité physique des choses, leur apparence, et le nœud invisible auquel se confrontent, de manière ontologique, le cinéma et ses personnages (Pas de scandale, Le Septième ciel). Si cette matrice symbolique se retrouve de film en film, il n’en reste pas moins que quelque chose a changé.
Au fil des ans, ce cinéaste a donné davantage d’importance aux acteurs. Et surtout aux actrices. Plus ça va, plus elles sont au premier plan, plus elles sont ce autour de quoi tourne le désir du film. Elles le portent en (grande) partie sur leur visage, plutôt que sur leurs épaules. On pourrait aller jusqu’à dire que certains films de Jacquot, je pense à La Désenchantée, La Fille seule, L’École de la chair, Adolphe ou À tout de suite, sont aussi des documentaires sur des actrices : Judith Godrèche, Virginie Ledoyen, Isabelle Huppert, Isabelle Adjani et Isild Le Besco. Ces films envisagent littéralement leur actrice, au point de faire corps avec. Ce sont elles qui, physiquement, portent le désir du film. La place du metteur en scène n’en devient que plus secrète, plus cachée, dans la pénombre, laissant aux héroïnes la part la plus visible, la plus risquée. Jacquot a un goût prononcé pour ce genre de pacte, entre ce qui se joue derrière (le cinéma), et ce qui se joue devant (les apparences sur l’écran). Logique de l’inconscient, encore et toujours.
Grâce aux actrices, son cinéma a gagné sur deux plans. D’abord en vitesse : on pourrait dater cela de La Désenchantée conçu autour de, et pour Judith Godrèche (1990). Depuis, ses films vont plus vite ; leur manière de s’agencer autour d’un thème ou d’un motif s’organise de manière plus syncrétique ou plus organique. La maîtrise se joue davantage sur le mouvement, la perte de soi, le regard se fait plus intérieur (aux personnages). À tout de suite en est d’une certaine manière l’exemple le plus abouti, avec/pour Isild Le Besco. Grâce à elles, le cinéma de Jacquot a gagné en vertige. Mais il gagne aussi en visibilité, du fait de la notoriété de ses comédiens : outre celles déjà citées, il faut bien sûr mentionner Sandrine Kiberlain et Vincent Lindon (le couple, au sens fort du terme, du Le Septième ciel), Fabrice Luchini, Daniel Auteuil. Sauf que cette visibilité garde sa part secrète, maudite. Les secrets de famille, thème récurrent du cinéma de Jacquot, n’en sont que plus invisibles encore, travaillés en profondeur par cette loi du désir qui retourne les logiques apparentes, dans le but d’en montrer la face cruelle, la plus noire (L’École de la chair, avec Isabelle Huppert).
Cette rétrospective, pour conclure, nous donnera l’occasion de revoir celle qui fut sans doute la muse du cinéaste, Dominique Sanda, dans les trois films dans lesquels elle est au cœur de ce désir de cinéma : Les Ailes de la colombe (1980), Corps et biens (1986) et Les Mendiants (1988). Manière de saluer au passage cette belle actrice, transfuge du cinéma de Bresson (Une femme douce), à la fois greffe, métamorphose d’un cinéma dans un autre.
Serge Toubiana