Anne-Marie Miéville
Du 1 au 2 février 2020
Anne-Marie Miéville, ou la puissance de la douceur
Une femme dit à son compagnon : « J'aime l'homme que tu es mais je ne te supporte pas toujours ». Elle, c'est Aurore Clément, que l'on a vu répéter, en compagnie de Bernadette Lafont, l'un des plus célèbres dialogues platoniciens, le Gorgias, devant une table de repassage, un repas, un salon cossu. L'homme, c'est Godard, qui récitait, dans un théâtre vide, un texte d'Hannah Arendt. Ils sont les protagonistes de l'avant-dernier long métrage d'Anne-Marie Miéville, Nous sommes tous encore ici (1997), le drôle de périple d'un couple qui réinvente le dialogue amoureux – clé de voûte de l'œuvre – comme fondement et partage, comme dynamique pour continuer de vivre ensemble en toute liberté.
Du témoignage
Photographe de plateau, Anne-Marie Miéville devient, à partir du milieu des années 1970, collaboratrice et complice sur plus d'une dizaine de films de Godard, de Numéro deux à Deux fois cinquante ans de cinéma français, en passant par Passion et Sauve qui peut (la vie). Elle marque la fin d'une époque (Ici et ailleurs) et accompagne les questionnements autour des mutations du cinéma (The Old Place). Peut-être est-elle le moteur d'une réinvention des moyens de production et du passage à la vidéo. En sa présence, le cinéma se fait témoin d'un monde qui change (Le Rapport Darty, Liberté et patrie). Enfin, elle est la gardienne d'un projet d'exposition au centre Pompidou (Reportage amateur) ; puis, ultime trace de l'échec de celui-ci, elle en fait un magnifique Souvenir d'utopie.
Filiation et transmission
La question des liens affectifs traverse comme une diagonale poétique les films qu'Anne-Marie Miéville dirige seule. Dès Papa comme maman (1977), un court fait pour la télévision suisse, elle s'intéresse à la question taboue des violences faites aux enfants par les parents. À travers le portrait d'une orpheline, elle questionne la notion même d'amour maternel et dénonce la « gigantesque escroquerie » qui vise à reconduire, dans une société confondant l'amour et la vaisselle, un travail non salarié et non reconnu qu'on assimile, trop commodément, au rôle des femmes. Son Livre de Marie (1984) apparaît en prélude à Je vous salue Marie mais, de fait, ancre le film de Godard dans cette réalité concrète des violences transmises, et les moyens qu'ont les enfants de les fuir ou s'en défendre. Par ailleurs, dans son premier long métrage, Mon cher sujet (1988), Miéville aborde avec grâce la question de la transmission à travers le portrait de trois générations de femmes d'une même famille. Chacune affronte ses propres blocages sentimentaux ; l'arrivée d'un enfant les oblige toutes à repenser leur rapport à la création, aux hommes et à l'engagement. Enfin, la filiation se révèle à nouveau comme l'une des plus fortes amarres de l'œuvre miévillienne lorsqu'elle évoque la vie et la disparition de son frère au large des Caraïbes, en une référence discrète et pourtant persistante à sa propre biographie – des allusions éparses, à peine cryptées, à ce frère dont elle raconte la vie dans Histoire du garçon (récit publié aux éditions d'En Bas).
Réflexions sur le problème de l'amour
C'est que le dialogue intime est au centre des films : au milieu d'une foule dans Faire la fête (1986), ou comme ritournelle, dans Soft and Hard, où l'échange amoureux atteint son apogée, car si la conversation concerne le devenir du cinéma face à la télévision, c'est toujours d'amour qu'on parle.
Chez Anne-Marie Miéville, c'est de l'attention à l'autre qu'il s'agit, de son inévitable étrangeté et de la difficile cohabitation de deux solitudes dans un couple – le modèle référentiel peut se trouver dans les écrits d'Emmanuel Lévinas et Lou Andreas-Salomé qui affirme dans Eros : « Éternellement rester étrangers l'un à l'autre, tout en restant éternellement proches : c'est donc la loi de tout amour ». En ce sens, le méconnu spin-off de Prénom Carmen, How Can I Love (A Man When I Know He Don't Want Me), d'après Carmen Jones d'Otto Preminger, s'attaque à la question des ruptures amoureuses successives dans la vie d'une femme.
Dans son deuxième long métrage, Lou n'a pas dit non (1994), Miéville représente un jeune couple, Lou et Pierre, qui assiste, après la séparation, à un spectacle de danse où un pas-de-deux (chorégraphié par Jean-Claude Gallotta) stylise la violence du lien amoureux auquel ils ont renoncé. La jeune femme est à l'écoute bénévole de la détresse affective de ses contemporains, et cherche à réaliser son propre film, devenu une œuvre autonome dans Couple représenté en Mars et Vénus. Ce diptyque est une variation plastique autour des mots de Rainer Maria Rilke, qui scandent ses récits : « L'amour ne sera plus le commerce d'un homme et d'une femme, mais celui d'une humanité avec une autre. Plus près de l'humain, il sera infiniment délicat et plein d'égards, bon et clair dans toutes les choses qu'il noue ou dénoue. Il sera cet amour que nous préparons, en luttant durement : deux solitudes se protégeant, se complétant, se limitant, et s'inclinant l'une devant l'autre. »
Avec Après la réconciliation (2000), Anne-Marie Miéville signe à nouveau un traité poétique, doublé de la légèreté d'un vaudeville. On devine encore les traces du dispositif théâtral initialement prévu dans l'appartement dénué où un couple se refait. Mais de quelle réconciliation parle-t-on ? Pas de celle qui suit une dispute, mais probablement bien de l'après de tout couple, un au-delà et un encore-là de l'amour quotidien. C'est pourquoi, à la fin, les deux compagnons se retrouvent, pour échanger du doute et de la tendresse. Les deux acteurs, Miéville et Godard eux-mêmes, atteignent ce que préconise Nicholas Ray dans Le Violent – une scène d'amour réussie, celle où les personnages ne se disent pas qu'ils s'aiment tout le temps. Grâce à l'art du dialogue, il y a la force invisible des liens ; il y a toute cette douceur qui ne se dit pas mais crève l'écran. Alors n'importe qui, les voyant, pourrait dire qu'ils sont amoureux.
Gabriela Trujillo