Alexeï Guerman
Du 9 au 22 février 2015
Le cauchemar du passé
Les petites vérités du passé
Alexeï Guerman commence son travail de mise en scène dans le théâtre, avant de coréaliser Le Septième compagnon avec Grigori Aronov (1967). Dans ce premier film, quelques éléments permettent déjà de déceler sa présence : le choix d’un héros osé, à savoir un général de l’armée tsariste maltraité, évincé de son appartement, et qui finit malgré tout par se rallier à la cause des bolchéviques, ou encore un plan-séquence sinuant le long d’une salle de palais transformée en prison durant la terreur rouge. Il faudra cependant attendre 1971 et son premier long-métrage réalisé seul, La Vérification, pour que l’âpreté et la puissance de sa mise en scène le révèlent comme un cinéaste important de sa génération.
Tout comme dans son film suivant, Vingt jours sans guerre, il choisit dans La Vérification de déployer son récit dans la première moitié de la guerre, lorsqu’il semble encore que celle-ci ne finira jamais. Il cherche à explorer ainsi l’état d’âme de personnages pris dans un moment historique où l’espoir ne semble pas permis. Il sature son film de détails criants de vérité et observe aussi attentivement le moindre figurant que ses personnages principaux. La critique Lubov Arkus parle des « innombrables petites vérités effrayantes » qui composent les univers guermaniens, à la fois cauchemardesques et si reconnaissables. C’est aussi dès ce film, dont la trame peut pourtant rappeler beaucoup de films soviétiques, que le héros de Guerman, après avoir accompli un acte héroïque, s’effondre et meurt loin de la caméra, sans musique ni découpage emphatique. Guerman restera tout au long de son œuvre fidèle au même principe : déshéroïser, montrer de façon quotidienne l’horreur de la guerre, de la violence et de la mort.
Si dans La Vérification, Guerman réinvente le héros de guerre soviétique, dans Vingt jours sans guerre, il propose de la guerre une vision en totale contradiction avec le réalisme socialiste : la guerre y apparaît comme une catastrophe naturelle, dont la principale caractéristique est l’arbitraire. Ainsi, durant les deux séquences où l’armée russe se fait attaquer, aucun visage d’ennemi n’est visible, et les réactions des soldats (se dissimuler dans le sable ou dans un ravin) montrent qu’il n’y a rien à faire qu’à se cacher et espérer. Cela contraste violemment avec l’image habituellement héroïque des soldats dans le cinéma soviétique, qui n’hésitent pas à riposter et à se mettre en danger. Le cinéaste propose également une totale relecture de notre rapport aux films de guerre. Le héros du film est un écrivain de guerre qui, lorsqu’il se rend à Tachkent, assiste à l’adaptation pour le cinéma d’une de ses nouvelles, écrites après un épisode tragique vécu par lui près de Stalingrad. Mais rien n’est plus terrible que le montage alterné de cette adaptation lisse et artificielle avec les souvenirs du héros, filmés par Guerman avec une poésie âpre.
Même dans ses films qui ne traitent pas d’une confrontation armée, Guerman est un cinéaste du conflit, de la guerre au sens large, toujours présente dans l’âme de ses personnages. Il en est ainsi de Mon ami Ivan Lapchine, dont l’action se situe en 1935, à la veille des purges staliniennes et dont le héros est hanté par ses souvenirs de la guerre civile où il a été blessé. Dans cette troisième œuvre, un procédé guermanien qui était apparu dès le premier plan de La Vérification se multiplie : les personnages, principaux ou secondaires, et même les figurants se mettent parfois à dévisager la caméra. Procédé rapprochant ses films du style documentaire, le regard-caméra permet au cinéaste de mettre le spectateur en prise directe avec l’état d’esprit des êtres immergés dans leur époque et enfermés dans leurs univers.
Un cinéaste « de l’étagère »
Durant l’époque soviétique, seul Vingt jours sans guerre n’est pas interdit à la distribution. La Vérification et Mon ami Ivan Lapchine subissent les foudres de la censure, leur style jugé trop personnel, leurs personnages trop ambigus et le ton général trop pessimiste. Même si ces films sont des adaptations littéraires (toutes deux d’après les textes de Youri Guerman, écrivain qui jouissait d’une large reconnaissance en URSS, et père du cinéaste), dont le régime soviétique est traditionnellement friand, Guerman fait imploser la norme du réalisme socialiste en révélant tout le potentiel subversif de textes parfois considérés jusque-là comme « biens sous tout rapport ». Vingt jours sans guerre échappe à ce sort grâce à la défense du célèbre écrivain soviétique Konstantin Simonov, auteur du scénario. Après sa réhabilitation en 1986 aux côtés d’autres réalisateurs censurés durant l’ère brejnévienne et la sortie de ses films interdits, Guerman, alors secrétaire de l’Union des cinéastes, devient l’un des réalisateurs russes les plus en vue. Il n’en profitera pas tellement, puisqu’il ne réalisera que deux films durant la période postsoviétique.
Sans horizon
Khroustaliov, ma voiture ! raconte la descente en enfer d’un médecin très en vue durant la sombre dernière année de l’ère stalinienne. Une fois de plus, il s’agit d’un individu aux prises avec la grande Histoire, broyé par elle, emporté au milieu de son bourdonnement et de ses marées. Antoine de Baecque parlait à juste titre pour ce film d’une « histoire-capharnaüm », où l’entassement des faits, des objets et des actions annule tout espoir d’une lecture linéaire de l’Histoire. Son dernier film, Il est difficile d’être un dieu, porte le même nom que le roman culte dont il est adapté, écrit par les frères Strougatski, les plus importants écrivains de science-fiction de l’époque soviétique, à qui l’on doit également le Stalker d’Andreï Tarkovski. Pour cette œuvre, la seule ne se déroulant pas dans un passé historique, le cinéaste a opté pour une représentation d’un monde médiéval saisissant. Ici, s’il y a une lueur d’espoir, elle est ténue, au milieu d’une crasse millénaire, d’une cruauté sans nom, d’esclaves incapables de concevoir la liberté et de maîtres bourrés de superstitions. Le héros, un terrien envoyé en mission d’observation sur la planète où règne ce terrifiant Moyen Âge, est comme le spectateur des autres films de Guerman : il sait que cette étape devrait être transitoire (la Terre est déjà passée par là), mais peine à traverser ce temps éprouvant.
Recréer, reconvoquer pour le spectateur le passé avec un réalisme fouillé et dans des détails surprenants de précision, devient une des entreprises d’Alexeï Guerman dès La Vérification. Le studio Lenfilm se voit ainsi reprocher les délais de tournage très largement dépassés, qui s’expliquent par le choix du réalisateur de tourner tout en décors naturels alors que le film se passe à la campagne en plein hiver. La tendance va en s’accentuant sur Vingt jours sans guerre. Guerman décide de tourner la longue séquence du train dans un véritable train d’époque, lancé sur des voies pendant plus d’un mois, alors que « les réalisateurs normaux tournent ce genre de séquences en studio », écrira dans ses mémoires l’acteur principal du film. Mais, selon Guerman, impossible d’obtenir le degré de justesse voulu si les acteurs ne ressentent pas le froid et la fatigue, ne sont pas assourdis par le brouhaha métallique du train. Plus tard, le cinéaste s’étonnera lui-même d’avoir réussi à obtenir 316 jours de tournage, alors qu’un film soviétique standard n’en avait que 60 à 80. Après la réhabilitation, la durée de travail de Guerman s’allonge encore. Pour Khroustaliov, ma voiture !, la fabrication du film dure sept ans, pour Il est difficile d’être un dieu, quatorze ans. Fidèle au noir et blanc, car « les souvenirs n’ont pas de couleur », il travaille en plans-séquences répétés durant des semaines, où l’accumulation des objets, des êtres et des sons frôle souvent la limite du digeste, et où chaque visage, chaque détail du décor frappent par leur expressivité et chaque geste par sa précision chorégraphique. Guerman choisit le moindre élément avec une exigence et une précision farouches. Il n’est qu’à voir les faciès édentés et incroyablement expressifs qui remplissent les plans de son dernier opus…
Songes et cauchemars de Guerman
Guerman a su rendre tous ses films extrêmement incarnés : neige et froid palpables dans La Vérification ou Vingt jours sans guerre, horreur physiologique du viol dans Khroustaliov, ma voiture !, boue, excréments et tortures dans Il est difficile d’être un dieu. Au cours de sa carrière, Alexeï Guerman s’est imposé en cinéaste de l’histoire soviétique et russe, et en spécialiste de sa réécriture sombre et brutale. Même pour son dernier film, supposé se dérouler sur une autre planète, le cinéaste déclarait : « C’est un film qui parle de nous », ou encore : « Ce sont mes songes. » Et le critique Piotr Vail de renchérir : « C’est un genre cinématographique à part : “les songes d’Alexeï Guerman sur la Russie”. »
Eugénie Zvonkine