Alexandre Sokourov
Du 18 avril au 4 juin 2007
Si je tombe
C’était il y a déjà longtemps : l’URSS existait encore, et le VGIK, et Andrei Tarkovski. C’était 1978 exactement et Alexandre Sokourov terminait, au VGIK donc, son film de fin d’études : La Voix solitaire de l’homme. Le film serait vite interdit par la censure soviétique, mais peu importe les aléas politiques, Sokourov était bien décidé à poursuivre son chemin. Depuis, il a signé quelque chose comme une cinquantaine de films, très courts ou très longs, documentaires ou fictions et en vérité, ni vraiment l’un ou l’autre mais plutôt chaque fois des méditations. Titre du premier opus, La Voix solitaire de l’homme pourrait être aussi le surtitre général de l’œuvre de Sokourov, puisque de film en film, un homme solitaire si souvent soliloque.
Soit Astolphe de Custine, dans L’Arche russe (2002), qui arpente les couloirs de l’Hermitage et parle russe bien que, de son propre aveu, il ne connaisse pas cette langue. Soient les personnages désœuvrés et esseulés de Jour de l’éclipse (1988) qui tapent pour eux-mêmes journaux et rapports adressés à personne. Soit Hiro-Hito, dans Le Soleil (2005), marmonnant en toutes circonstances des mots pour nous inaudibles, peut-être rien d’ailleurs, peut-être que l’Empereur en passe d’être jeté dans la condition humaine depuis son statut fané de dieu vivant apprend seulement à son tour à parler pour soi seul, à tenir lui aussi le monologue des hommes. Que disent les hommes ? Ils disent en général ce que demande Lénine dans Taurus (2001), couché dans la folie herbeuse de la prairie : « Après moi, comptez-vous vivre ? Après moi le vent continuera de souffler ? », ce à quoi sa femme Nadejda répond impassible : « Tout continuera après comme avant. »
Les films de Sokourov font globalement le constat que nous, les hommes, sommes mortels mais que d’un autre côté le monde et la beauté du monde continuent, et que cela nous sauve. A la fin de Mère et fils (1998), quand la mère est morte, quand son âme s’est envolée sous la forme post-chenille d’un papillon, le fils marche dans les chemins et se fond dans les herbes et étreint le tronc des arbres et se console dans l’existence touffue des choses. « Les automobiles, les oiseaux, les fleurs, les caractères humains, les instruments, absolument tout pour l’art est intéressant, sauf la représentation de l’action », proclame souverainement Sokourov. Son cinéma filmera donc les choses et les êtres mais pas les choses que font les êtres, et c’est ainsi qu’on peut comprendre son goût de peindre des autocrates déchus, malades, isolés (Hitler, Lénine, Hiro-Hito) : ils ont pu, et maintenant ils ne peuvent plus rien, que prendre le soleil, marcher dans un jardin, sentir des fleurs, tripoter de la merde. Chaque fois, des soldats les surveillent comme des secondes sortes de mères qui veillent sur des enfants inavisés. Ils sont devenus des hommes retirés de l’action, les seuls qui vaillent aux yeux de Sokourov. D’où aussi le goût du cinéaste pour les agonisants et les cadavres : tous les vieillards par exemple d’Élégie de Russie (1993) et la mère encore de Mère et fils, et Emma Bovary dans Sauve et protège (1989) qui n’en finit pas de mourir littéralement enfermée vivante dans sa tombe, et le cadavre du père dans Le Deuxième cercle (1990), dont le fils ne parvient pas à se débarrasser. Des hommes défaits, au bord d’être poussière, voilà à quoi Sokourov revient sans cesse comme il filme souvent, longtemps, très longtemps, dans Jour de l’éclipse, dans Voix spirituelles, la simple poussière du sol.
L’élégie est donc une forme poétique naturelle pour ce cinéma, s’il est vrai que l’élégie chante la disparition des choses et les sauve en les chantant. Beaucoup des films de Sokourov portent de fait ce titre d’élégies : Élégie orientale, Élégie moscovite qui est l’hommage du cinéaste à son maître Tarkovski, Élégie de Petersbourg, sur le chanteur Chaliapine, Élégie de la traversée, etc. On pourrait dire que ces élégies forment une basse continue dans le travail du cinéaste. Filmées en plans généralement très longs, souvent fixes, accompagnées ou pas d’un commentaire en voix off, elles constatent l’existence des choses, la force des visages. « D’abord, il y eut un arbre », ou « Enfin, je vis des gens », telles sont quelques-unes des phrases prononcés par Sokourov dans Élégie de la traversée (2001), film où il parcourt le continent européen d’Est en Ouest pour essayer de trouver sa place en tant qu’homme et en tant que Russe dans l’Europe d’aujourd’hui. « Pourquoi suis-je ici ?… Où sont les gens ?… Et là, qu’y a-t-il ? ». Autant de questions qui hantent ce film et trouveront leur réponse dans la contemplation d’un tableau au musée de Rotterdam, tableau « qui console tout et explique tout. »
Que la peinture soit l’horizon, et peut-être même l’utopie, du cinéma est une des convictions esthétiques les plus ancrées dans la pensée de Sokourov. Élégie orientale se veut ainsi un retour à la source de l’Image. Mais ce qui l’intéresse dans la peinture, c’est moins l’idée du cadre qui serait commune aux deux arts, cinéma et peinture, que l’absence de profondeur propre à la peinture comme il l’explique dans un entretien : « Mais il fallait vaincre la surface. Le volume ne m’intéressait pas. Qu’est-ce que l’être de la surface ? J’essaie d’arracher mon film au cinéma et de l’emporter dans la peinture et la littérature. (…) C’est au cinéma de faire le pas. C’est la question de l’être-en-surface du cinéma. 99 % du film, c’est du volume. » Sokourov veut donc le 1 % qui reste, l’aplat, l’aplati, deux dimensions et non pas trois. Il ne veut pas que le cinéma cherche à être un lieu mais une image, une icône, un signe de ce qui est. Les anamorphoses, les filtres de toutes sortes, les maquettes, les diffuseurs de brume, l’application de couleur peinte à même la pellicule, les décors qui rétrécissent, autant d’effets optiques que le cinéaste utilise alors pour aplatir le monde, pour lui retirer la troisième dimension (la profondeur) et peut-être aussi la quatrième (le temps), pour le garder intact, premier, éternel. Ainsi, Emma Bovary arpente en deux pas un village réduit à des maisonnettes d’enfants ; ainsi le fils porte sa mère dans des chemins recourbés et sans perspective. C’est un paradoxe puissant que de vouloir sauver le monde en l’artificialisant au maximum, mais c’est ce paradoxe qui fait la puissance émotive du cinéma de Sokourov. Lorsque Hiro-Hito sort pour la première fois de son bunker, dans la couleur (trafiquée) entre bronze et sépia du jardin, c’est pourtant bien à la naissance tremblante de la lumière que l’on assiste, à la première découverte du monde humain. De même, L’Arche russe, avec son seul plan ultra virtuose d’une heure et demie, rêve d’un monde sans rupture, sans coupure, d’un temps qui n’aurait pas été monté, d’une révolution qui n’aurait pas eu lieu, qui ne serait rien venu interrompre, au fond d’une continuité perpétuelle et de l’absence des ciseaux de la mort. « Ici est la mer et nous allons embarquer pour l’éternité », disent les derniers mots de la voix off, oui le plan, le temps, ne va jamais finir et finalement se noie dans le bleu.
Il ne faudrait pas croire que cet éloge perpétuel de la beauté du monde est à verser entièrement du côte désincarné de la métaphysique, de Dieu ou de l’Être, de l’unité persistante. La beauté peut aussi être puissamment érotique. Mis à part Jour de l’éclipse, qui vient tôt dans l’œuvre, où les deux hommes désoccupés dans le désert ont une relation indéfinissable (peut-être qu’ils vont s’aimer ou peut-être qu’ils se sont déjà quittés), Sokourov ne raconte pas d’histoires d’amour, ou alors seulement d’amour filial, mais il raconte souvent des histoires de désir et de toucher. Film après film, le cinéaste cerne les gestes, se concentre avec attention sur les liens physiques qui se nouent d’un corps à l’autre, sur les caresses de pitié, d’empathie ou bien simplement d’envie, sur la façon dont quelqu’un se penche vers quelqu’un d’autre à défaut de pouvoir lui parler comme Hiro-Hito vers sa femme. Parfois, cela vire au kitsch outrancier (Père et fils, 2003, où le père et le fils se battent pour de faux puisqu’ils ne peuvent pas (n’osent pas) faire autre chose pour de vrai) mais d’autres fois, la majorité des fois, non. Dans Voix spirituelles (1995), par exemple, cinq heures et demi de film sur de jeunes soldats russes menant une guerre qui n’est pas la leur à la frontière entre Tadjikistan et Afghanistan, Sokourov utilise la beauté des visages et des corps pour érotiser la terre entière, une sauterelle, une botte, le sol même, pour donner consistance au monde. On pourrait s’interroger sur la figure prégnante du soldat dans ce cinéma, apparue dès le premier film puisque le héros en est un jeune ancien combattant, et souvent de retour ensuite, même si c’est seulement dans un coin de l’image. Outre un double investissement érotique et biographique (le père de Sokourov était militaire), il est surtout vrai que le soldat a la même valeur pour Sokourov que l’Arche, la peinture, les gestes du fils pour sa mère ou de n’importe qui pour n’importe qui. Le soldat a pour lui d’être potentiellement ce qui sauve et protège, ce qui fait obstacle à la mort, ce qui empêche de tomber. « J’ai peur de tomber » dit Élégie de la traversée. Or que veut d’autre au fond le cinéma si humain de Sokourov, que d’être celui qui me rattrape si je tombe, quand je tomberai.
Stéphane Bouquet