Alain Guiraudie

Du 28 février au 6 mars 2022

Alain Guiraudie, l'évasion désirante

Alain Guiraudie a surgi, au début des années 2000, avec une doublette de moyens métrages, Du soleil pour les gueux et Ce vieux rêve qui bouge installant la dualité fondatrice de son cinéma. Du soleil pour les gueux : un film de course-poursuite sur le causse Méjean, portant en étendard son picaresque va-nu-pieds et son imaginaire de bric et de broc. Ce vieux rêve qui bouge : l'étrange visite d'un jeune mécanicien dans une usine en cessation d'activité, force de l'unité de lieu et de l'ancrage social. Comment un même cinéaste pouvait-il signer, coup sur coup, d'un côté un film extravagant (étymologiquement : « errant au-delà »), hors monde et en fuite, et de l'autre un film réaliste, compact et concerné ?

Feuilletons picaresques

Poser la question, c'est oublier que l'art de Guiraudie rend ces caractéristiques réversibles. Du soleil pour les gueux, film irréaliste ? Au contraire, l'abracadabrant chassé-croisé du bandit d'escapade, du guerrier de poursuite, du berger et de la coiffeuse est on ne peut plus ancré dans la matérialité de ses grands espaces, amphithéâtre naturel générant sa propre mythologie. Ce vieux rêve qui bouge, simple chronique ? Plutôt la fable du « dernier ouvrier face à la dernière machine », dérivant vers une étrange valse de désirs au sein de cette petite communauté masculine. La suite de la filmographie de Guiraudie confirmera ce tropisme : réimplanter du désir au sein de situations politiques, expérimenter la parole comme force motrice, et par là même, en faire l'instrument d'une évasion désirante.

Ses deux premiers longs métrages, Pas de repos pour les braves et Voici venu le temps dévoient le quotidien de sous-préfecture par les rebondissements du feuilleton populaire, l'esthétique de la ligne claire et l'oralité merveilleuse du conte. Si les trois films suivants ont mis de côté cet imaginaire exogène de chevaliers sans montures et de bandits de départementales, ils ne se sont en rien normalisés. Le Roi de l'évasion, L'Inconnu du lac et Rester vertical restent gouvernés par un picaresque indomptable où le sens du mythe et du danger sont en perpétuelle réinvention. Ces trois films partagent une source commune, les affres d'un héros masculin démuni (Le Roi... en slip, L'Inconnu... à poil, le cinéaste en goguette de Rester vertical en pleine angoisse de la page blanche) devant faire face à l'étendue de désirs connus et inconnus. De cette racine (aussi décapante que celle de la « dourougne » du Roi de l'évasion ?) germent trois récits qui explorent chacun de nouvelles voies vers la comédie (Le Roi de l'évasion), le thriller (L'Inconnu du lac) et l'épopée (Rester vertical).

Trouver d'autres routes

Pool Oxanosas Daï, le « guerrier de poursuite » de Du soleil pour les gueux nous avait déjà prévenus : « Ici, les routes ne mènent qu'à d'autres routes. » De fait, ce cinéma ne fait que connecter les plus belles entre elles. Les départementales ou les chemins de bords de lacs viennent y croiser la route du désir, la route du politique, la route du mythe. Son cinéma en devient une terre de rencontres, une terre de paroles, une terre de collisions, qui n'a de cesse de toujours déplacer les repères.

Dressons l'inventaire géographique de cette terre : villages labyrinthes (Tout droit jusqu'au matin, Pas de repos pour les braves), plaines terrains de jeux (Du soleil pour les gueux, Voici venu le temps), sous-bois érotisés (Le Roi de l'évasion), lac arène (L'Inconnu du lac). Autant de lieux qui modèlent leurs propres règles du jeu et de dramaturgie, mais qui portent nettement plus loin. Les sauts de puce de Rester vertical, entre aridité du causse Méjean, humidité du Marais poitevin, minéralité du centre-ville de Brest, redessinent un insolite « collage de France » tout en prenant le pouls d'un pays déboussolé. Quant aux panneaux routiers de Pas de repos pour les braves, ils nous signalent que Bairoute, Oncongue et Riaux de Jannerot restent à portée de R16. Ce cinéma construit son pur oxymore géographique : un territoire de fiction arrimé aux spécificités locales (langue, topographie, lumière), non pas pour célébrer les vertus du local, mais déjà construire un ailleurs. Dans la cour de l'usine de Ce Vieux rêve qui bouge, l'alignement de parasols ramène la plage sur le lieu de travail ! La touche d'humour visuel réimplante l'utopie précisément là d'où elle avait été chassée. Guiraudie prend l'utopie au mot, et la défie. Démentant son étymologie (« hors lieu »), il la fait advenir, par la force du collage et de ses déplacements, dans une France qui n'a rien d'utopique.

Un veilleur raconteur

Le déplacement guiraudien va bien plus loin que le seul mélange des genres ou le goût du contre-pied. La filmographie de Guiraudie aime aussi à changer de cap. Quoi de commun entre l'épure de L'Inconnu du lac et le foisonnement feuilletonesque des films qui l'ont précédé ? Quel fil dérouler entre ce conte de passion cruelle, mettant Eros et Thanatos dans le plus simple appareil, et par exemple, Le Roi de l'évasion, conte comique se terminant dans une nouvelle cabane des trois petits cochons ? Au-delà des variations de registre, ce qui perdure d'un film à l'autre, c'est une approche à la fois détendue et vitale de l'art de raconter. Basile Matin, le héros de Pas de repos pour les braves, est persuadé que s'il s'endort encore une fois, il va mourir. À la fin de Rester vertical, le héros, cerné par les loups, comprend qu'il est condamné à rester debout, vigoureux, désirant. À leur instar, Alain Guiraudie est une Schéhérazade d'aujourd'hui. Habité par la fièvre de toujours inventer et raconter ses propres légendes pour ne pas s'endormir, ne jamais défaillir.

Joachim Lepastier

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