7 jours avec Vincent Lindon
Du 31 mai au 7 juin 2017
En compagnie de Vincent Lindon
Ça ne se fait pas mais je vais le faire quand même : aborder la montagne Vincent Lindon par le versant personnel. Bien sûr, il faudrait parler de l'acteur, de son visage de baroudeur marqué par l'existence, de ses lèvres fines et sensuelles, de son corps râblé, athlétique, qui imprime les plans, de sa voix légèrement éraillée de fumeur, de cette cinégénie qui font de lui un des rares comédiens français actuels du cinéma (avec Depardieu, évidemment) que l'on peut comparer aux Américains et à l'école de l'Actors Studio en ce sens qu'ils s'imposent à l'écran par une présence puissante plutôt que par les usuelles séductions théâtrales et littéraires propres aux acteurs de l'hexagone.
Sur tous les fronts
Et cette présence, ce « naturel » en réalité extrêmement travaillés lui permettent de jouer tout, ou presque : les prolétaires comme souvent chez Pierre Jolivet, les bourgeois comme dans les films de Benoît Jacquot ou de Claire Denis, ceux qui peuvent porter toute une question sociale ou politique sur leurs larges épaules comme dans Welcome de Philippe Lioret ou La Loi du marché de Stéphane Brizé (un autre de ses cinéastes-partenaires de prédilection). Il a la carrure aussi pour incarner des personnalités célèbres comme le docteur Charcot (Augustine d'Alice Winocour) ou Rodin, dans le film à venir de Jacques Doillon que l'on brûle de découvrir. Et puis Vincent Lindon est aussi capable de sortir des rails, de tenter des expériences risquées comme avec l'incroyable Pater d'Alain Cavalier, un objet inclassable qui tient du documentaire entre amis, de la fiction politique, du funambulisme cinématographique et du paradoxe du comédien à triple bande. Même si l'on espère pour lui plein d'autres grands rôles dans des grands films de grands cinéastes (à commencer donc par Rodin-Doillon), avoir tourné un film tel que Pater est déjà le garant d'un parcours d'acteur hors norme au-delà du seul critère de la popularité et des autres bons films qu'il a tournés. Mais tout cela, l'habitué de la Cinémathèque le sait déjà, ne serait-ce que parce que la filmographie de Lindon est récente, présente dans toutes les mémoires, laissant peu de marge à la pédagogie de la (re)découverte.
Une faim de cinéma
Le versant personnel donc. Juste en amont du Festival de Cannes, j'avais publié dans Les Inrockuptibles une critique positive de La Loi du marché au fil de laquelle je plaçais d'ores et déjà l'acteur parmi les postulants au prix d'interprétation masculine, sans avoir vu aucun des autres films de la compétition. Mais sa performance de chômeur aux prises avec les absurdités de Pôle Emploi, puis avec les obligations d'un job moralement dégueulasse, m'avait suffisamment scotché pour prendre ce genre de pari prématuré (validé par le palmarès cannois deux semaines plus tard). L'acteur est tombé sur ce papier le matin même de sa parution et m'a téléphoné illico car il tenait à me remercier de vive voix et à me faire partager la joie que lui avait procuré l'article. Nous ne nous connaissions pas et j'étais sans doute le plus ému des deux, et aussi vaguement gêné, en vertu du principe du minimum de distance censé réguler les rapports entre les professionnels du cinéma et ceux de la presse et de la critique. J'étais aussi surpris d'un tel geste, si peu commun, surtout de la part d'un comédien de ce calibre et de ce degré de notoriété. Normalement, quand les acteurs ou cinéastes réagissent auprès d'un journaliste, c'est suite à un mauvais papier, et ce n'est pas fréquent non plus. Mais la critique favorable est généralement perçue comme normale, non événementielle, voire due : on imagine que les concernés sont contents, mais de là à le faire savoir au plumitif qui a commis la chose... Sauf en cette circonstance, exceptionnelle au regard de mes quelque trente ans d'activité dans ce secteur. Depuis, je sais que Vincent Lindon est un être spécial, unique en son genre, qu'il agit selon son tempérament, ses affects, et non selon les usages en vigueur. Depuis, nous avons pris le pli de nous revoir régulièrement pour parler de cinéma côté cuisine, salon et dépendances, et c'est là que ça peut de nouveau intéresser l'usager de la Cinémathèque. Vincent Lindon est un cinéphile compulsif, qui dévore des dizaines de films chaque semaine, établit des listes de toute sorte (« les dix cinéastes les plus sous-évalués », ou « les dix les plus surcotés » – non, je ne donnerai pas de noms ici), se montre aussi enthousiaste dans l'accord de goût que dans le dissensus. Tel Don Quichotte, il chargerait des moulins pour que le monde entier place Claude Sautet à même hauteur que Godard ou Truffaut, évalue Cagney très au-dessus de Bogart, ou (re)découvre William Wellman. Et il ne se lasse pas de raconter avec une admiration éperdue (et peut-être une pointe de regret de ne pas avoir joué cela) la scène où, dans La Femme d'à côté, Depardieu dit à sa famille : « Taisez-vous, on n'entend rien ! », juste parce qu'il veut écouter le moteur de la voiture de sa voisine et amante Fanny Ardant qui vient de démarrer. Vincent Lindon a la cinéphilie aussi généreuse, combative et passionnée que son jeu, et pour toutes ces raisons la Cinémathèque est sa maison.
Serge Kaganski