Du storyboard au film : « Pather Panchali » de Satyajit Ray en 5 scènes

Delphine Simon-Marsaud - 21 novembre 2016

Pour sa première réalisation, Satyajit Ray adapte un classique de la littérature bengalie, Pather Panchali de Bibhouti Bhoushan Banerji. Après trois années de tournage, le film, qui sort en 1955, rompt avec les codes traditionnels du cinéma indien, ce qui ne l’empêche pas de rencontrer un vif succès au Bengale et de faire connaître au reste du monde les talents de son auteur. Dans les années 60, de passage à la Cinémathèque française, Ray dépose le document qui lui a servi de base pour réaliser le premier volet de ce qui constituera plus tard La Trilogie d’Apu. Du roman au film, en passant par le storyboard dessiné par le maître indien, exploration de cinq scènes clés de l’enfance d’Apu.

Dessinateur très talentueux, Satyajit Ray lit Pather Panchali (La Complainte du sentier) pour la première fois en 1943 lorsqu’on lui demande d’illustrer la version pour enfants du roman de Banerji. « La Complainte du sentier est un grand livre, riche de nombreuses qualités, tant visuelles qu’émotionnelles, qui se prêtent à une transcription cinématographique. » Il songe à en tirer un scénario vers 1948, époque où il rencontre Jean Renoir et commence à s’intéresser sérieusement au cinéma. Mais c’est finalement en 1952, au retour d’un voyage en Angleterre, qu’il dessine sur les feuilles d’un grand carnet les premiers traits d’Apu et de sa famille, habitants pauvres d’un village du fin fond du Bengale. « Trois jours après mon arrivée à Londres, je vis Le Voleur de bicyclette. Pendant tout mon séjour, je ne pensais qu’à la leçon que m’avait donnée le film de De Sica et le cinéma néo-réaliste. Je sus immédiatement que si jamais je pouvais réaliser La Complainte du sentier, dont je couvais déjà l’idée depuis quelque temps, je le ferais de la même manière, me servant d’emplacements naturels et d’acteurs inconnus. »

Peintes à l’aquarelle, annotées en bengali, parfois en anglais, les planches de dessins constituent une première version du film sous la forme d’un storyboard. À la recherche de financements pendant deux ans, Satyajit Ray s’en sert pour accrocher d’éventuels producteurs. Sur les soixante pages qui constituent le document, Ray conçoit les plans des temps forts de l’histoire. Les personnages évoluent dans des décors précis, quelquefois très détaillés. Les traits peints à l’eau donnent une incroyable sensation de mouvements. Sur chaque plan, les corps, la lumière, les ombres s’animent.

Ray raconte avoir choisi le roman de Banerji pour son humanisme, son lyrisme et sa vérité. « Je savais que je devrais y faire de nombreuses coupures et y apporter certaines modifications, mais en même temps je sentais que ce serait une erreur de vouloir couler l’ouvrage dans un moule classique. Le script devait conserver le caractère désordonné du roman, parce que c’était ainsi, et ainsi seulement, que l’on pourrait garder son cachet d’authenticité : le désordre est en effet une des caractéristiques de la vie dans les villages pauvres du Bengale. »

Les travaux domestiques, les rites religieux, les jeux, les événements, heureux ou tragiques, rythment la vie des personnages dans cette partie du Bengale rural des années 1910. Le père est un brahmane désargenté, doux rêveur un peu poète, souvent absent, toujours en quête d’un nouveau travail. La mère s’échine aux tâches ménagères dans la maison délabrée, ne vivant que pour ses enfants. Durga, la fille aînée, libre et fantasque, vole des fruits dans le verger voisin. Il y a aussi Indir, la vieille tante complice de Durga, que la mère aimerait bien voir partir. Et puis Apu, le petit dernier, qu’on voit naître, grandir. Observant tout ce petit monde au fil des saisons, Apu parcourt la vie, avec ses joies et ses peines.

La naissance d’Apu

« L’enfant se précipita pour jeter un coup d’œil du seuil de la chambre d’accouchement. Sa mère dormait allongée près de la cloison de feuilles de palmiers. Couché sur une couverture matelassée un tout petit être étrange au teint clair, à peine plus grand qu’une poupée de verre dormait lui aussi. » Dans le livre de Banerji, le lecteur découvre Apu en même temps que sa sœur, au petit matin après la nuit de sa mise au monde. Ray utilise deux plans dans son storyboard pour figurer la scène : Durga et son père découvrant le petit frère, la mère et le bébé endormis. Dans le film, le spectateur fait connaissance avec le nouveau-né par l’intermédiaire de la vieille tante, Indir, que Durga ramène à la maison après une longue absence. L’aïeule se précipite pour aller contempler le bébé, versant quelques larmes attendries.

 

Réveil et toilette d’Apu

« Apu, enfoui sous son édredon attendait ce matin-là que le soleil montât dans le ciel pour sortir du lit. “Lève-toi vite Apu, dit sa mère. Aujourd’hui tu vas aller à l’école. On va t’apporter tous les livres et une ardoise. Lève-toi, lave-toi les dents. Ton papa t’accompagnera jusqu’à l’école.” » Satyajit Ray fait de ce passage du texte de Banerji, une séquence essentielle du film. Nous quittons le bébé Apu dans la scène précédente. Ellipse. Le garçon a maintenant 6 ans et c’est à travers le trou d’une couverture et un gros plan de son œil que Ray nous le présente. Le réveil et la toilette d’Apu, aidé de sa sœur et de sa mère, sur la musique de Ravi Shankar, font de cette scène l’une des plus belles du film. Les dessins préparatoires montrent à quel point le cinéaste avait déjà une idée bien précise des plans.

 

À l’école

« Parsanna, le maître d’école, était aussi épicier. Son école était juste à côté de la boutique. La trique était le seul instrument pédagogique en usage à l’école. Les parents des élèves n’avaient pas moins confiance en ses vertus que le maître. Ils se contentaient de dire à ce dernier : “Ne nous les rendez ni boiteux ni borgnes.” » Banerji, qui fut instituteur, décrit longuement et scrupuleusement les scènes d’école. On retrouve dans le film de Ray ce même respect pour l’éducation et la même satire envers l’enseignement de son pays. La scène du premier jour d’école d’Apu est fidèlement reprise : l’estrade du magasin, la pesée du sel, le jeu des élèves sur l’ardoise, le rire d’Apu, la punition. Tout y est, jusque dans les répliques. « Qui est-ce qui rit ?, demanda Gourou Mashay ? Pourquoi ris-tu enfant ? Sommes-nous au théâtre ? »

 

Découverte du train

« Aussi loin qu’on pouvait voir il y avait ces mêmes poteaux blancs reliés par des cordes. “Regarde la voie ferrée”, dit son père. Apu d’un bond traversa la barrière et monta sur la voie. Puis il contempla avec étonnement la voie ferrée qui s’en allait des deux côtés. » Plusieurs fois, dans le roman, il est question de la voie ferrée et du train que les enfants se promettent un jour de voir passer. Mais Durga ne le verra jamais et Apu, seulement bien plus tard. Ray décide de réaliser leur rêve dans une scène d’une beauté absolue, pour laquelle il dessine plusieurs planches. Les enfants se sont égarés dans un champ de graminacées. Flânant, au hasard, entre les hautes tiges à plumeaux, ils entendent soudain le bruit d’une locomotive. Apu court de toutes ses forces vers le train.

 

Durga sous la pluie

« “O Apu, voilà la pluie”, dit-elle tout à coup. Aussitôt la violence de l’ouragan sembla se calmer un peu. L’odeur âcre de la terre mouillée se fit sentir. Peu après, de grosses gouttes de pluie se mirent à tomber avec un crépitement sur les feuilles. “Viens, on va se mettre à l’abri sous cet arbre. La pluie n’y tombera pas.” » Pour que le film est davantage l’apparence d’un récit, Ray introduit des relations causales. Il explique ce qu’il a apporté au texte de Banerji : « Dans le roman, le décès de Durga est présenté comme n’ayant aucun lien de causalité avec ce qui précède. Dans le film, Durga meurt d’une pneumonie qu’elle contracte en s’abandonnant, de manière extatique, aux pluies de la mousson. » Pour le cinéaste, il s’agit d’une séquence importante et révélatrice du processus de création qui rend la fabrication du film si envoûtante. « La scène vous excite non seulement pour ses possibilités visuelles, mais en raison de toutes ses implications. C’est une scène essentielle. Vous divisez la scène en plans, vous prenez des notes et faites des croquis. Puis vient le moment de donner vie à votre idée. Vous sortez, scrutez le paysage, choisissez le décor. Lourds de pluie, les nuages approchent. Vous installez votre caméra, vous faites vite une dernière répétition, “on tourne”. Et voilà la scène sur la pellicule. »


Delphine Simon-Marsaud est chargée de production web à la Cinémathèque française.