Le visage est une terre que l’on n’est jamais las d’explorer. Il n’y a
pas de plus noble expérience, dans un studio, que d’enregistrer
l’expression d’un visage sensible à la mystérieuse force de
l’inspiration. Le voir animé de l’intérieur, et se changeant en
poésie.
Carl Th. Dreyer
C’est par l’écriture que Carl Th. Dreyer est venu au cinéma. Cet homme discret ne parlait jamais de lui, et ne commentait pas le contenu de ses films. En revanche, ses écrits et ses déclarations offrent une meilleure compréhension de son œuvre.
Dreyer reporter
Il est d’abord jeune reporter dans divers journaux locaux. À vingt-trois ans à peine, en 1912, il entre dans le quotidien national danois Ekstra Bladet, dont le rédacteur en chef, Frejlif Olsen, aura une influence décisive sur le futur cinéaste : « Olsen m’apprit à faire la différence entre l’art et les procédés. Grâce à lui j’ai appris à exiger des gens qu’ils soient naturels et ne jouent pas la comédie – ni sur une scène ni dans la vie. Il m’apprit qu’une personne sans fard vaut mieux que celle dont les traits véritables se cachent sous le fard, le masque et les traits dénaturés. Une chose encore que j’ai apprise de lui : la fidélité à ce qu’on ressent comme sa vocation ».
Dreyer va s’appliquer à mettre en œuvre cette méthode dans ses reportages, couvrant de nombreux sujets de société (politique, sport, théâtre), avant de les affiner et de les mettre en pratique pour le cinéma. De 1913 à 1918, à la Nordisk Films Kompagni, Dreyer écrit et fait du conseil sur de nombreux scénarios, avant de devenir monteur, un temps seulement. Il s’occupe également de créer des intertitres, qu’il considère comme parties intégrantes et structurelles du cinéma muet : « Ils étaient plus qu’une explication, ils étaient encastrés organiquement, tels des pilastres dans un bâtiment. » Ses premières critiques coïncident avec ses premiers pas dans le cinéma, mais il continuera régulièrement à écrire jusqu’en 1956, principalement lorsqu’il ne parvient pas à monter ses projets.
Le Président (1918) lui met le pied à l’étrier : « J’ai fait ce film un peu à titre d’étude et d’expérience ». Plutôt que des acteurs grimés interprétant des personnes âgées selon les conventions en vigueur, il choisit de véritables personnes âgées, et confie des petits rôles à « des gens rencontrés dans la rue, ou des acteurs de seconds rôles dans des premiers rôles à la place de plus prestigieux ». Ce récit d’une fille-mère condamnée à mort pour infanticide et victime d’une société oppressante et patriarcale offre un type de personnage et un style de récit sur lesquels il reviendra tout au long de sa carrière. Il élabore dès ce film son rapport au décor de cinéma : « Je m’efforçai de sortir de ces intérieurs en série et impersonnels tels qu’ils étaient imposés par un peintre spécialisé en décors. Contrairement à ce qui se pratiquait alors, je construisis moi-même mes décors. Je désirais pouvoir marquer mes films de mon empreinte jusque dans les plus petits détails et pour ce qui était des intérieurs, je voyais un rapport entre la personnalité d’un individu et l’environnement dans lequel il a choisi de vivre ».
Un critique et un cinéaste engagé
Dans ses articles, Dreyer s’engage, recherche une voie différente pour le cinéma, s’interroge, questionne, critique avec férocité, théorise et s’empresse de passer de la théorie à la pratique. « Le réalisateur ambitieux doit chercher une réalité plus haute que celle qu’il rencontre en plantant sa caméra pour simplement photographier la réalité ». Il n’a pas de mots assez durs pour décrire le cinéma danois d’alors, qu’il faudrait « faire pénétrer dans une sphère un peu plus haute ». Il reproche aux producteurs de suivre ce que leur dicte l’industrie. Il faut, et il est un des premiers à le formuler, faire du cinéma un art, à une époque où le medium est considéré comme un spectacle de masse vulgaire et mal fréquenté ; et où les films dits « d’art » sont là pour appâter le bourgeois sous leurs atours de théâtre filmé. Le 7 janvier 1920 dans Dagbladet, il établit ainsi une distinction entre le fait de fabriquer des films comme le Danemark en produit en quantité industrielle à cette époque, et le fait de créer artisanalement un film en le travaillant avec soin pour en fignoler les détails.
Ce qu’il pointe régulièrement, aussi bien dans ses écrits que dans ses films, c’est l’antagonisme entre théâtre et cinéma : « Le cinéma a commencé dans les rues – et les ruelles – en tant que reportage d’actualités. Malheureusement, il est devenu la proie des hommes de théâtre, de l’étreinte desquels, pour son bonheur, il est en train de se libérer, lentement, car, pour devenir un art autonome, il faudra qu’il retrouve la rue – et la ruelle – le reportage ». Dreyer établit une ligne de partage assez claire : « La distance entre le théâtre, une image vue de loin, et le cinéma est donnée par la différence entre représenter et être. Le théâtre est l’art du faux alors que l’essence la plus intime du cinéma est un besoin de vérité… Au théâtre, vous avez des mots. Et les mots emplissent l’espace, restent dans l’air. On peut les écouter, les sentir, éprouver leur poids. Mais au cinéma, les mots sont très vite relégués dans un arrière-plan qui les absorbe ». Malgré ces oppositions, « la mission du cinéma reste la même que celle du théâtre : traduire les pensées des autres, et la mission du metteur en scène est faite de soumission à l’écrivain dont il sert la cause. Si le metteur en scène a une personnalité, elle apparaîtra derrière son œuvre. C’est la tâche du metteur en scène de créer le style du film. Tous les détails artistiques lui incombent. Ce sont ses sentiments et ses états d’âme qui doivent colorer le film et susciter des sentiments et des états d’âme correspondant chez le spectateur. C’est par le style qu’il insuffle à l’œuvre cette âme qui en fait de l’art. Il lui revient de donner un visage au film, à savoir : son propre visage. Pour le public ce qui compte c’est la valeur des idées qui prennent vie à l’écran ; ce qui compte, c’est le contenu du film, donc le scénario ».
Avec Michael, drame de la solitude, et un des premiers films – 1924 – à traiter, en filigrane, de l’homosexualité, il perfectionne son travail avec l’acteur : « au cours de la réalisation de ce film, j’appris à faire ce qu’il fallait pour que le jeu des acteurs soit juste, soit senti. Je découvris qu’il existait une nuance entre un jeu élaboré sous le contrôle de l’intelligence – et un jeu senti au cours duquel l’acteur était parvenu à éliminer tous les sentiments qui n’étaient pas précisément celui ou ceux exigés par la scène. Et je compris que le metteur en scène avait une tâche bien précise et importante, consistant à corriger de l’extérieur et à le rediriger vers le but – à savoir, dans les gros plans, s’oublier soi-même, stopper le raisonnement et ouvrir son cœur ».
À partir du milieu des années vingt, période la plus prolifique de sa carrière (une dizaine de film entre 1920 et 1932), il préfère adapter des pièces plutôt que des romans dont la réécriture exige trop de coupes : « la pièce de théâtre psychologique doit certainement être considérée comme le matériau le plus adéquat, à condition pourtant que l’idée du drame, sa matière brute, se dégage de la forme théâtrale et devienne cinématographique. Il est important que l’idée poétique se manifeste avec la plus grande clarté ».
La Passion de Jeanne d’Arc
1928. Après 9 mois de tournage en huis-clos – Dreyer est un perfectionniste – qui excèdent de loin les durées en vigueur, quatre mois de montage et un budget de 9 millions de francs de l’époque, La Passion de Jeanne d’Arc sort enfin et fait l’effet d’une déflagration pour de nombreux cinéphiles, devenant instantanément un classique. Cette « étude microscopiques des âmes » avait pour but « à travers les dorures de la légende, de découvrir la tragédie humaine, derrière l’auréole glorieuse, de découvrir la fille visionnaire qui s’appelait Jeanne ».
Il estime que pour chaque film, un style doit correspondre, selon le sujet, et que pour « chaque séquence il y a une manière de tourner, une seule » et c’est en se documentant et en explorant les archives du procès de Jeanne, minute par minute, qu’il la trouvera.
Au départ, le film devait être parlant, mais de multiples problèmes techniques l’en empêcheront. Dreyer s’inspire alors du style technique du procès-verbal pour le traduire sur le plan formel. « Il y avait des questions, il y avait les réponses – très courtes, très nettes. Il n’y avait pas d’autres solutions que mettre des gros plans derrière les répliques. Chaque question, chaque réponse, exigeait tout naturellement un gros plan… le résultat des gros plans était que le spectateur recevait les mêmes chocs que Jeanne recevant les questions et torturée par elles ». Les 1499 plans du film sont là comme support du texte pour donner à voir et à ressentir la parole. Les intertitres sont plaqués sur l’image, apparaissant au milieu de certaines répliques : Comme un combat corps à corps entre Jeanne, seule contre tous, se défendant de toute son énergie, et ses juges qui de leur côté déployaient une intelligence diabolique pour la prendre dans leurs rets… tels étaient le rôle de ces gros plans : remuer les spectateurs afin qu’ils ressentent dans leur propre chair les souffrances endurées par Jeanne. À cette époque le gros plan est encore utilisé dans « un ensemble harmonieux de plans éloignés » et apparaît comme « un détail de l’action ». De plus il impose aux comédiens d’apparaître sans maquillage ni retouche, pour plus d’authenticité, et pour « atteindre la vérité esthétique et psychologique du sujet ».
Du cinéma parlant, du style et de l’image
Dans Le Vrai Cinéma parlant daté de 1933, il juge avec sévérité l’avènement du parlant et le considère comme un recul de l’art cinématographique, lui reprochant, de par son lourd dispositif technique, d’appauvrir les procédés artistiques et de se théâtraliser de nouveau. De 1936 à 1941, il est chroniqueur judiciaire pour un quotidien pour lequel il écrira plus de mille articles.
Ses réflexions continuent d’évoluer et de nourrir ses problématiques de mise en scène. Il publie un article passionnant dans Politiken, le 2 décembre 1943, Au sujet du style cinématographique, article dans lequel il prend en exemple son dernier film pour développer ses théories. Dies Irae (1943) relate le procès d’une femme accusée de sorcellerie au XVIIe siècle : « Le cinéma parlant a eu tendance à négliger l’image au profit de la parole… On croirait que les cinéastes ont oublié que le cinéma est avant tout un art visuel, qu’il s’adresse avant tout à l’œil, et que l’image pénètre beaucoup plus facilement que la parole dans la conscience du spectateur. J’ai essayé, dans Dies Irae, de redonner à l’image la place qui lui est due, mais pas davantage. Je n’y ai jamais mis une image pour elle-même, simplement en raison de la beauté, car si un plan ne favorise pas l’action, il est nuisible au film ». Et de poursuivre sur l’impact de l’image : « L’image a une très grande influence sur l’état d’âme du spectateur. Si elle est faite de tons clairs, elle dispose l’âme à des sentiments sereins. Si elle est faite de tons sombres et atténués, elle dispose l’âme à la gravité. Pour Dies Irae, l’image est légèrement voilée, faite de doux tons gris et noirs ».
Il y a certes l’image, mais il faut également considérer l’œil qui la regarde : « L’œil préfère l’ordre, c’est pourquoi il est important que les cadrages soient harmonieux et le demeurent, même dans les travellings. Des lignes sans beauté heurtent l’œil du spectateur. L’œil perçoit vite et facilement les lignes horizontales, mais s’opposent aux lignes verticales. L’œil est immédiatement attiré par des objets en mouvement, mais il reste passif devant des objets au repos… il faut chercher à conserver au film un mouvement toujours coulant, se déplaçant suivant l’horizontale. Si l’on introduit alors subitement des lignes verticales, on obtiendra ainsi un effet dramatique immédiat, comme c’est le cas dans les images de l’échelle verticale, avant qu’elle ne tombe dans le bûcher ».
La même année dans un entretien donné à B.T. (quotidien du soir danois), il explique son évolution sur le plan artistique : « Le but du film dramatique doit maintenant être de cerner la réalité de si près qu’on en vienne à croire que le film a été tourné dans de vraies maisons et parmi des personnes réelles. Je pense que toute l’évolution du cinéma va dans ce sens ». Son rapport au temps et à l’espace s’épure progressivement, le plan prend le pas sur le montage, et sa durée s’allonge pour capter au plus près les visages, la vie intérieure de ses personnages. Si le cinéaste évolue, le fond reste le même : « L’art doit décrire la vie intérieure, non pas l’extérieure ».
À ceux qui critiquent la lenteur et l’austérité apparente de ses derniers films, Dreyer rétorque que « le rythme d’un film naît de l’action du film et du milieu dans lequel elle se passe : les plus grandes tragédies se passent d’une manière très ordinaire et très peu dramatique. C’est peut-être ce qu’il y a de plus tragique dans les tragédies ». Il l’a expliqué, et écrit à plusieurs reprises, seul le souci d’authenticité le concerne : « N’est-il pas vrai d’ailleurs que les grands drames se jouent dans le secret ? Les hommes cachent leurs sentiments et ils évitent de laisser voir sur leur visage les tempêtes qui sévissent dans leur âme ». Pour autant l’authenticité n’est pas synonyme de naturalisme, qu’il trouve « terne et ennuyeux », ou de réalisme qui « n’est pas en lui-même de l’art, ce qu’est seul le réalisme psychologique. Ce qui a de la valeur, c’est la vérité artistique, c’est-à-dire la vérité tirée de la vie vécue, mais épurée de tous les détails inutiles – la vérité filtrée à travers l’âme d’un artiste. Ce qui a lieu sur l’écran n’est pas la réalité et ne doit pas l’être, si cela était, ce ne serait pas de l’art ».
Avec Ordet (1954), le récit d’un miracle dans une petite communauté rurale, où s’affrontent des sensibilités religieuses divergentes, il continue, en le prolongeant, son travail de dilatation du temps : « J’ai continué à suivre la voie que je prenais dans Dies Irae, à savoir de longues scènes jouées d’une seule coulée, par opposition aux scènes construites avec de nombreux gros plans comme dans Jeanne d’Arc. J’avais commencé dans Dies Irae à utiliser de longues séquences sans coupure, en opposition avec des séquences extrêmement morcelées, des gros plans et des plans américains. Je préfère la caméra mobile ; et j’appelle la méthode « gros-plans coulants », parce que la caméra, dans ses déplacements, enregistre automatiquement tous les plans les uns après les autres dans un ordre naturel ». Certains plans durent jusqu’à 8 minutes.
Dès 1955, il revient sur certaines de ses déclarations et pousse ses réflexions dans une nouvelle direction : « On perd son temps à copier la réalité ». Il croit profondément au devenir abstrait du cinéma, ce qui signifie, de son point de vue, un accès plus direct au monde intérieur de l’artiste. Ne réalisant plus qu’un film tous les dix ans environ, malgré lui (presque trente années séparent les trois derniers), obsessionnel, (« Je n’ai qu’une seule obsession, le cinéma »), il se tient prêt.
Gertrud
Chacune de ses œuvres tend vers la pureté, et la dernière en est la quintessence. Il va en effet affiner cette direction dans Gertrud (1964), où l’on suit une femme éprise d’amour et de liberté aimée par trois hommes et devant faire un choix. Gertrud semble modeste, certains n’y ont vu, ironie, que du théâtre filmé démodé, alors que l’œuvre est en fait d’une stylisation radicale absolue : « Ce qui compte dans Gertrud, ce sont les dialogues qui s’inspirent très directement de ceux de la pièce. Or, d’un dialogue de théâtre j’ai tenté de faire un dialogue filmique ».
C’est dans son approche, plus que dans son contenu qu’il faut comprendre l’œuvre : « Styliser les personnages pour en faire presque des statues et, par-là, se rapprocher du style de la tragédie ». À près de soixante-dix ans, il a une maîtrise totale de son art : « Pour Gertrud, nous avons beaucoup répété… tout le travail se faisait déjà au tournage, et le montage ne posait plus aucun problème. En trois jours, il était terminé. Complet. Définitif. J’ai donc réalisé un progrès, car Ordet fut monté en cinq jours, et Dies Irae en 12 jours. Auparavant je mettais un mois ou même plus, pour monter mes films. Oui je crois beaucoup aux prises de vues longues. On y gagne sur tous les plans. Et le travail avec les acteurs devient beaucoup plus intéressant, car il se crée pour chaque scène une forme d’ensemble, d’unité, qui les inspire et leur permet de vivre plus intensément et plus justement les rapports qu’ils peuvent avoir entre eux ».
Gertrud contient 89 plans, bien moins que les 1499 de Jeanne d’Arc, et pourtant l’œuvre de Dreyer est d’une rare cohérence. Quels que soient ses films, le cinéaste a toujours creusé le même sillon, et poursuivi le même but : « Dans tout art, c’est l’homme qui est déterminant : dans un film, œuvre d’art, ce sont des hommes que nous voulons voir et ce sont leurs expériences spirituelles que nous voulons vivre… Nous désirons que le cinéma nous entrouvre une porte sur le monde de l’inexplicable. Nous désirons éprouver une tension qui soit moins le résultat d’une action extérieure que celui des conflits de l’âme ».
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Bibliographie sélective disponible à la Bibliothèque du film :
- DREYER, Carl Th, Réflexions sur mon métier, Paris, Cahiers du cinéma, 1997.
- DROUZY Maurice, Carl TH. Dreyer né Nilsson, Paris, Les Editions du Cerf, 1982.
- SEMOLUE, Jean, Carl Th. Dreyer, Le mystère du vrai, Paris, Cahiers du cinéma, 2005.
- Études cinématographiques, Dreyer, cadres et mouvements, n°53/56, 1967.
- L’Avant-scène cinéma, n° 335, décembre 1984.
Tous les ouvrages consacrés à Carl Theodor Dreyer, ou écrits par le cinéaste - et consultables à la Bibliothèque du film - sont listés sur CinéRessources.