Revue de presse de « Moulin Rouge » (John Huston, 1952)

4 juillet 2016

Moulin Rouge (Huston)

Le 11 décembre 1953 sort sur les écrans parisiens Moulin Rouge, le neuvième long métrage de John Huston. Réalisateur, scénariste et producteur, Huston y ressuscite les grandes heures du célèbre cabaret de la place Blanche, tout en brossant le portrait de son plus fidèle client : le peintre Henri de Toulouse-Lautrec. Second film anglo-américain du cinéaste, après African Queen, Moulin Rouge est adapté d’un roman éponyme de Pierre La Mure, publié aux États-Unis en 1950.

Le générique technique aligne les noms de Marcel Achard pour l’adaptation, de Georges Auric à la musique ou encore de la couturière Elsa Schiaparelli. Au côté d’un José Ferrer, littéralement habité par son personnage de Toulouse-Lautrec, tournoient de nombreux interprètes internationaux tels Zsa Zsa Gabor, Suzanne Flon, Peter Cushing, Christopher Lee ou encore Jim Gérald. Récompensé à plusieurs reprises dans les festivals – deux Oscars pour les costumes, la direction artistique et les décors (Marcel Vertès et Paul Sheriff), un prix de la meilleure photographie décerné par la Société britannique des Directeurs de la photographie (Oswald Morris) et une statuette de la révélation féminine de l’année au Golden Globe (Colette Marchand) - Moulin Rouge se voit surtout attribuer un Lion d’argent à Venise. Diversement accueilli par la presse et le public de la 18e édition de la Mostra, le film continue, à sa sortie, de diviser la critique.

Un tour de force technique

La presse célèbre, avant tout, les prouesses techniques de Moulin Rouge. Pour Les Cahiers du cinéma, Jacques Doniol-Valcroze vient « d’assister à l’un des essais les plus élaborés qui ait jamais été tenté d’unité de style dans la couleur. Différents procédés techniques, poursuit le journaliste, ont permis à Huston d’obtenir une valeur générale de la couleur dont le ton est donné par la première séquence, et le tour de force est d’avoir réussi à maintenir ce ton à peu près continuellement ». En titrant « Moulin Rouge : la couleur du triomphe », Jean Néry signale dans Franc-tireur que « depuis Henry V et Le Fleuve, on n’en avait jamais vue d’aussi étudiée. Entre les mains d’un maître, le technicolor nous fait oublier ses erreurs et ses outrances trop fréquentes. Le frou-frou des robes, les tableaux de Toulouse-Lautrec, tout est restitué avec un goût, une sûreté qui doivent convaincre les plus rétifs ».

Les regards ne se focalisent pas exclusivement sur le Technicolor. Pour le magazine culturel Radio-Cinéma-Télévision, Jacques Nobecourt rend ainsi hommage au monteur britannique Ralph Kemplen qui marque, avec Moulin Rouge, sa seconde collaboration avec John Huston (après African Queen). « Dans un déroulement très lent, écrit le journaliste, John Huston procède par succession très rapide d’images. Chacune d’elles refuse les procédés brillants. Et le secret de la passion qu’infuse le film tient à son montage, c’est-à-dire à la virtuosité intelligente dont chaque image s’enchaîne à la suivante. Point d’exercice gratuit ici, mais toujours la volonté de faire dire ce qui est nécessaire ». « Il convient aussi de remercier Vertès pour la beauté de ses costumes. Quant à la musique d’Auric, chacun sait qu’elle a déjà fait le tour du monde », applaudit Jean de Baroncelli au Monde. Seuls les numéros dansés soulèvent quelques déceptions. Ainsi dans sa « Lettre de New-York », Herman G. Weinberg accueille avec scepticisme la chorégraphie dirigée par le danseur britannique William Chappell : « Les scènes de cancan nous valent de pittoresques effets de couleur, mais j’ai bien peur que la magistrale scène de cancan du cinéma demeure celle tournée par Pabst, avec Florelle, pour L’Atlantide ».

Une interprétation dominée par José Ferrer

La critique relève ensuite la distribution inégale dominée par l’acteur portoricain José Ferrer. « C’était une gageure. John Huston a pourtant gagné. La difficulté numéro 1 était naturellement de trouver, ou plutôt de fabriquer un Toulouse-Lautrec… Peu d’interprètes auront autant souffert pour entrer dans la peau de leur personnage, mais le Toulouse-Lautrec de Ferrer est d’une obsédante perfection », applaudit André Lang dans France Soir. Selon le journal La Croix, « on doit surtout retenir le double exploit physique et psychologique de José Ferrer dans le rôle de Toulouse. Pour l’acteur, le tournage fut un supplice. José Ferrer mesure 1m82 et dut, pour évoquer la silhouette légendaire, se faire fabriquer un appareil dans lequel il enfonçait ses genoux repliés, les cuisses tenant lieu de jambes. Psychologiquement, le portrait n’est pas moins minutieux, moins exact. José Ferrer n’a rien omis de ce qui pouvait servir à la compréhension de son héros, à l’approfondissement de son cœur. Une telle création permet d’écrire le mot chef-d’œuvre », savoure le quotidien catholique. « De nombreux comédiens l’entourent mais une seule se détache vraiment du lot : Suzanne Flon », annonce Robert Chazal avant de continuer dans Paris-Presse : « Dans un rôle qui n’est pourtant qu’épisodique, elle fait preuve d’une assurance, d’une finesse, d’une présence, en un mot d’un talent qui la met au premier rang des actrices actuelles. Un metteur en scène américain a compris ce que l’on pouvait tirer d’elle… ça donnera peut-être envie à un réalisateur français d’essayer à son tour ». Nommée aux Oscars pour son rôle de Marie Charlet, Colette Marchand a, elle, la faveur de l’hebdomadaire Arts qui lui consacre un portrait signé Robert Alaniou. La danseuse étoile des Ballets de Paris de Roland Petit, qui fait ici ses débuts à l’écran, est promis, selon La Croix, à un brillant avenir cinématographique. A ses côtés, Zsa Zsa Gabor livre une bien piètre prestation. « Nulle » pour Les Cahiers du cinéma, la pin-up hollywoodienne d’origine hongroise « n’a rien compris au personnage de Jane Avril », fulmine La Croix.

Une reconstitution vulgaire…

« Les admirateurs du vrai Moulin Rouge (celui de Toulouse-Lautrec) ont été violemment déçus par ce film, auquel ils reprochent surtout de ne pas être conforme à la vérité historique ». Voici, ainsi résumé par Libération, le principal grief entendu à la Mostra de Venise. Trois mois après, la reconstitution historique continue de déranger. Pour les lecteurs du Figaro, Louis Chauvet revient sur sa première « déconvenue » : « J’avais trouvé pénible en vérité qu’un cinéaste ayant l’audience de John Huston évoquât un de nos plus grands artistes en présence d’un public étranger par des vues aussi partielles et simplistes. Le vrai Toulouse-Lautrec valait beaucoup mieux que cette biographie mondaine et réaliste, infidèle dans la bonne foi ». Constat similaire dans les colonnes de L’Aurore qui dénonce un film « archifaux ». « L’histoire, on veut la suivre jusqu’au bout, sans rien en perdre, mais elle irrite à un point gênant un Français par ses inexactitudes, par son manque de logique et par sa maladresse ».

La représentation fantasmagorique de l’artiste alcoolique se refusant à l’amour, les rues de Paris qui ressemblent à des ruelles de village, le succès arrivant sur le lit de mort sont autant de clichés, raccourcis et approximations relevés par la presse. Pour qualifier ces imprécisions historiques et culturelles du Paris de la Belle-époque, un mot revient à cinq reprises dans Les Lettres françaises : « vulgaire ». Pour le Grand hebdomadaire de la Culture, la présence de Zsa-Zsa Gabor au générique de Moulin Rouge ne pouvait relever d’une simple erreur. « Cette actrice possède le même trait essentiel que John Huston : la plus morne vulgarité. Ainsi Moulin Rouge agit-il en révélateur, montrant soudain l’image latente de la vulgarité déjà incluse dans les autres œuvres d’un cinéaste très surestimé. Un esprit profondément vulgaire peut posséder du savoir-faire et John Huston n’en manque pas ». Pour l’hebdomadaire, « il eût mieux valu réaliser en France une vie de Lautrec que la trentième Lucrèce Borgia ou la septième coucherie de Caroline… Allons-nous longtemps laisser gâcher notre patrimoine culturel par Hollywood associant dans les studios de Londres un acteur portoricain, une Hongroise émigrée et un réalisateur américain pour créer une atmosphère bien parisienne ? Le cinéma français aurait pourtant droit à de véritables films de prestige », tonne le périodique.

…ou de bon goût ?

Pleine d’admiration pour le travail de John Huston, la revue Les Cahiers du cinéma s’oppose violemment à l’avis des Lettres françaises. Pour Jacques Doniol-Valcroze, « Moulin Rouge représente – bien au contraire – le summum de bon goût et de respect concevable dans un film anglo-saxon sur un sujet qui nous tient aussi à cœur que l’art et les artistes français du début de ce siècle. Nous sommes fort loin de la représentation traditionnelle du Français dans le film hollywoodien et la majorité du public parisien et de province ne se représente pas autrement le peintre des danseuses de French cancan et des filles de maisons ». Sous la plume de Françoise Holbane : « Allure », « style » et « piquant » caractérisent cette « reconstitution du Paris de Lautrec ». Selon la journaliste de Paris-Comœdia, « les tableaux du « Moulin » (le Cancan, la Goulue, Jane Avril, Valentin...) sont évidemment de grands morceaux de bravoure, très brillants, animés et fanfreluchés avec art », que la critique apprécie au moins autant que « les rues luisantes où le technicolor prend des délicatesses étonnantes ».

« D’emblée Huston nous conduit au Moulin Rouge. Fumée, musique, rires, altercations, chansons, danses, Jane Avril, La Goulue, le quadrille du French cancan… Comment se fait-il donc que rien ne ressemble à ce que nous avons déjà-vu ? », s’interroge Jean de Baroncelli qui se presse d’apporter un élément de réponse dans Le Monde : « C’est que cette fresque animée, ce n’est pas nous qui la voyons, mais le petit homme assis devant le guéridon. Nous nous trouvons au cœur même de l’univers de Toulouse-Lautrec ».

Toulouse-Lautrec : héros hustonien

Avec Moulin Rouge, John Huston fête Paris tout en dressant un portrait peu flatteur du peintre montmartrois. Pour autant, « a-t-on diffamé la famille Toulouse-Lautrec ? », semble s’inquiéter Paris-Comœdia. Pour la revue Image et Son, organe de l’UFOLEIS – Union Française des Œuvres Laïques d’Éducation par l’Image et par le Son, il ne faudrait pas voir Moulin Rouge pour une étude stricto sensu de la vie d’Henri de Toulouse-Lautrec. Selon Jacques Chevallier, « l’auteur nous montre peu et explique mal l’activité créatrice d’un peintre de la taille de Lautrec. Il y a là, précise-t-il, un décalage sensible tout au long du film entre l’œuvre et la vie de Lautrec. Il est certain qu’un bon film d’art, un simple court-métrage nous eût appris plus sur le peintre du Moulin Rouge, que le film d’Huston. Ces critiques faites, il faut néanmoins souligner que Moulin Rouge est une œuvre intéressante, un de ces films biographiques comme Madame Curie ou Moussorgski dont le cinéma est si avare ».

Bien plus qu’un portrait fictionnel du peintre, la plupart des critiques se plaisent à retrouver une nouvelle incarnation du héros hustonien. Le journal La Croix entend rassurer les inconditionnels du cinéaste. Avec Moulin Rouge, « Huston reste fidèle à sa philosophie ». « Au premier chef, précise le quotidien catholique, c’est le drame d’un homme qui l’intéresse. Le drame de Toulouse-Lautrec : son infirmité et son nom ». Le petit spectateur du magazine culturel Radio-Cinéma-Télévision applaudit joyeusement. Plus qu’une simple « histoire » dominée « par l’accident qui, dans sa jeunesse, interrompit la croissance des jambes » du peintre, Jacques Nobecourt décèle « une succession d’épisodes, de croquis définissant les contours d’une vie sans autres événements que ceux de sa solitude intérieure ». Selon Témoignage chrétien, « ce film nous conte la vie et les amours de l’illustre peintre français, Henri de Toulouse-Lautrec. L’acteur José Ferrer sait nous rendre vivant, au physique et au moral, cet infortuné Lautrec. En sortant du film nous avons le cœur serré, car il nous semble avoir vu souffrir devant nous le plus solitaire, le plus malheureux des hommes qui n’aient jamais tenu un pinceau ».