Ado-scopie
Avec Paranoid Park, Gus Van Sant nous livre une nouvelle variation sur l’adolescence, après sa célèbre trilogie constituée d’Elephant (2002), Gerry (2002) et Last Days (2004). Avec cette « plongée hypersensible dans l’univers intime de l’adolescence » (Le Monde), « Gus Van Sant surprend encore pour son aptitude à capter les vibrations de la jeunesse » (La Tribune). L’acteur principal, Gabe Nevins, recruté comme la plupart des lycéens du film sur le site MySpace, incarne Alex, un adolescent en désarroi, seul face à lui-même, affublé d’une petite amie uniquement préoccupée par la perte de son pucelage, des parents absents en instance de divorce, des copains indéfinis, hormis son ami Jared qui l’accompagne parfois à Paranoid Park. Gus Van Sant « enregistre avec une neutralité bienveillante les sensations, les images et les sons qui traversent l’ado… Troublante expérience que de voir ainsi défiler les décors et figures depuis l’intérieur de cette conscience de mutant. La girlfriend devient une poupée mécanique, les parents, des fantômes tristes »(Télérama). Stylistiquement, le cinéaste renonce aux cadres stables des films précédents « pour tenter de saisir quelque chose de l’état flottant de l’adolescence » (Jeune cinéma). Tentative réussie, si l’on en croit Libération, pour qui « nul autre que Gus Van Sant ne sait restituer avec tant de justesse et d’élégance ce rapport que les ados du XXIe siècle entretiennent avec le corps et l’espace, et dont le skateboard est le manifeste ». Avis partagé par Arnaud Schwartz dans La Croix : « Fidèle à son style, Gus Van Sant filme ses personnages en installant une distance avec le réel qui invite le spectateur à s’approcher au plus près du mystère qui les accompagne, à s’interroger sur la nature et les origines d’une cruelle absence de désirs, sur le processus d’un enfermement ». Gus Van Sant filme encore et toujours le mystère d’une jeunesse en déshérence. « C’est bien le portrait en pied d’une jeunesse incomprise et perdue, qui refuse d’être comprise et de se retrouver. Une ado-scopie en quelque sorte, d’où sortirait le cliché négatif sur papier glacé d’une génération perdue qui ne demande qu’à se retrouver dans un univers qui n’appartient qu’à elle », conclut Le Figaro.
Des personnages absents
Autour d’Alex gravite une nébuleuse de personnages assez transparents : des lycéens à l’indifférence pathologique, une petite amie superficielle, un meilleur copain assez lointain, « qui effleure sans cesse le tourment de son ami sans jamais en saisir tout à fait la nature » (Les Inrockuptibles), des parents flous ou hors champ, ni présents, ni absents. Cette inconsistance irrite certains critiques. Ainsi, pour Charlie Hebdo, « on peut se laisser à nouveau charmer par le style sensoriel du cinéaste de Portland, s’installer dans la bulle autiste et cotonneuse dessinée par ses arabesques. Mais à force de glisser à la surface des choses et de coller à ces personnages dramatiquement désengagés, on finit par désirer un peu de gravité. De retour au réel ». Pour certains, ce flottement, cet état d’apesanteur, révèle de la part du réalisateur une confusion entre l’absence de jugement et la nécessité d’un point de vue. « Se situer aux côtés des personnages que l’on filme, certes, mais à condition que la caméra prenne parfois un peu de hauteur et coure le risque d’un autre parti », s’irrite Jean-Baptiste Thoret dans les colonnes de Charlie Hebdo, qualifiant les adolescents de Paranoid Park de « bêtas gazeux ». En revanche, pour Sandrine Marques, dans Éclipses, cette distance des personnages par rapport à eux-mêmes introduit une déréalisation du monde totalement revendiquée par le réalisateur : « Alex évolue dans une stase permanente où les évènements sont déréalisés. La sexualité est problématique. Il accepte passivement de faire l’amour avec sa petite amie superficielle. La séquence, filmée au ralenti, revêt un caractère irréel qui signe la séparation du personnage et de son corps ». Pourtant, tout contact avec les autres n’est pas rompu. La terrible mésaventure d’Alex l’incite à redéfinir son rapport à autrui, à se rapprocher de Macy, une autre fille moins jolie que sa petite amie, mais qui a décelé la cause de son malaise et lui suggère d’écrire son secret dans une lettre, ce qu’il fera avant d’en brûler tous ses feuillets, comme dans un rite de purification. En effet, « simple élément de la galaxie des personnages qui entourent Alex, cette jeune fille va s’imposer comme la clé du film, et le signe chez Gus Van Sant d’une foi nouvelle dans l’humain. Elle offre à Alex une écoute et une réponse, la promesse d’une brèche qui briserait son océan de solitude » (Le Monde). Un lien, enfin.
Paranoid Park, un négatif d’Elephant?
Paranoid Park a souvent été rapproché d’Elephant (2002), autre film de Gus Van Sant mettant en scène des adolescents à la dérive. Comme dans Elephant, « le film est construit autour d’un forfait dramatique que le cinéaste ne cherche pas à expliquer, préférant donner quelques coups de sonde à l’intérieur du paysage mental de son jeune héros », écrit Jeune cinéma. Néanmoins, comme le notent certains critiques, les deux films ne sont pas si proches. Dans Paranoid Park, précise Antoine Thirion dans Les Cahiers du cinéma, « l’adolescent ne marche pas vers la mort comme les lycéens de Columbine, c’est elle qui surgit inopinément devant lui sans qu’il parvienne tout de suite à s’en attribuer la responsabilité ». De ce point de vue, Paranoid Park, selon Charlie Hebdo, constitue « une sorte de remake en mineur et en négatif de son modèle, Elephant. Ici, pas de massacre planifié, mais un meurtre accidentel, pas de trajectoires rectilignes, mais une série de lacets et de courbes, pas de violence latente qu’un évènement libérateur viendrait dépenser, mais les déambulations vaguement mélancoliques d’un ado de 16 ans ». Cyril Neyrat dans Les Cahiers du cinéma précise notamment : « les cathédrales modernes de la trilogie n’auraient pas toléré l’intrusion d’une imagerie gore, l’ajout d’un rouage grotesque dans leurs machines formelles (ici le vigile coupé en deux, jambes inertes d’un côté et buste rampant de l’autre, viscères répandus sur le ballast). Quelle altération essentielle du cinéma de Gus Van Sant explique la possibilité joyeuse d’un tel plan ? L’abandon de la transcendance d’Elephant et de Last Days », conclut le critique. Jacques Mandelbaum, dans Le Monde, affirme quant à lui que Paranoid Park peut se voir comme une sorte de négatif d’Elephant : « ces films jumeaux, par le profit esthétique qu’ils tirent des personnages d’adolescents, se complètent tout en se distinguant. Elephant décrivait, en longues courbes sinueuses et hypnotiques, une marche inexorable vers le néant, Paranoid Park, plus aérien, moins puissant aussi, cherche et trouve la brèche par où s’engouffre l’aspiration à la vie ».
Crime et Châtiment version Gus Van Sant
Autre parallèle, que les critiques, et Gus Van Sant lui-même, n’ont pas manqué d’établir, entre Paranoid Park et le livre de Fiodor Dostoïevski, Crime et Châtiment (publié en 1866). C’est bien en effet la question de la culpabilité qui est au cœur de ces deux opus. Mais le point de vue est radicalement différent. Fabien Baumann relève ainsi dans Positif : « parce que la culpabilité du personnage principal n’est qu’accidentelle, Paranoid Park se tient loin du schéma faute-mortification-rédemption ». De plus, précise Jean-Marc Lalanne (Les Inrockuptibles), « dans Crime et Châtiment, c’est la croyance à un regard omniscient et divin qui jetait le jeune criminel dans les bras rédempteur du commissaire qui l’incarcérait. L’Amérique dans laquelle glissent les héros vansantiens ne comporte ni Dieu, ni pères (absents, déphasés), c’est un monde de pure immanence ». Le Figaro Magazine renchérit : « pas de démonstration, pas de jugement chez Gus Van Sant. Juste l’observation, sans concession, de la descente aux enfers d’Alex : un gentil garçon, bon élève, bon fils, bon frère, devenu un criminel par inadvertance ». Libération note aussi « une extraordinaire absence de morale, ou du moins, de moralisme », et met en exergue « la ligne claire et ferme du cinéaste qui, sans commentaire, observe et fait voir ». Le roman originel, signé Blake Nelson, se présentait comme le journal d’un coupable, cherchant à retrouver ses repères après un meurtre accidentel. Gus Van Sant, quant à lui, ose tout autre chose, selon Télérama, pour qui « le sujet du film n’est pas la culpabilité du héros, mais sa distance au monde réel ». Pour Les Cahiers du cinéma, en atténuant l’enjeu de la culpabilité, Van Sant a opéré « une inversion radicale du récit initiatique : tandis que le drame signe la fin de l’adolescence du héros du roman, contraint d’affronter le monde réel et d’assumer son acte, l’accident libère l’ange de Gus Van Sant, l’initie à une expérience esthétique des mouvements et des matières d’un monde transformé en parc d’attraction ». Le Paranoid Park devient alors « un lieu initiatique où mouvement et matières s’offrent purs, raffinés, débarrassés de la gangue de la vie normale ».
Fragmentation du récit
Dans Paranoid Park, la narration est traitée avec une grande liberté. « Tandis que dans Elephant, le montage cernait par spirales concentriques la fusillade finale avant de la laisser s’échapper dans son mystère, Paranoid Park se déploie en bribes éparses et désordonnées », écrit Fabien Baumann dans Positif. Lorsque le film débute, les évènements principaux de l’histoire ont déjà eu lieu. Ils nous seront connus principalement par l’interrogatoire mené par le policier chargé de l’enquête. « La narration fragmentée invite le spectateur à reconstituer l’intrigue plus qu’elle ne la lui donne » (L’Humanité). Le récit, à la fois déconstruit et vibratile, hétérogène et non linéaire, comparable aux sinuosités de la piste de skate, s’organise « autour de l’infigurable horreur du corps coupé en deux », écrit Jacques Mandelbaum dans Le Monde. Le passé d’Alex remonte à la surface du film dans une mosaïque complexe de faits et de ressentis. « Le film s’écrit selon une structure diffractée, qui démultiplie les strates de la perception et du sens. Le récit progresse selon une lente involution vers la révélation des circonstances qui y ont conduit. Tout l’univers de cet adolescent solitaire se dévoile au cours de ce mouvement, à travers un patchwork de scènes hétérogènes, agencées par d’élégants jeux de montage et de mixage », écrit Isabelle Regnier, toujours dans Le Monde. « L’intrigue est distanciée par des séquences poétiques tournées en Super 8 où des skaters s’exercent au ralenti, avec des contre-plongées étranges, composant une sorte de symphonie sensorielle qui exprime un sentiment de dissociation du monde » (L’Humanité). « Cette structure décomposée fait directement écho à la complexité du monde dont Alex acquiert peu à peu l’intuition », ajoute Le Monde. La progression du récit s’opère par des segmentations temporelles, au rythme des souvenirs évoqués par Alex dans son carnet. « Un procédé qui s’apparente aux remises en scène qu’opère la mémoire, aux hésitations d’une confession difficile ou à ce qu’on appelle, en peinture, des repentirs », conclut Dominique Widemann dans L’Humanité.
Un style très pictural
Beaucoup de critiques relèvent la qualité picturale de Paranoid Park, et même sa « splendeur plastique » (Les Cahiers du cinéma). Gus Van Sant, par ailleurs musicien et photographe, est un passionné de peinture. Pour la photographie de son film, il a fait appel au chef-opérateur australien Christopher Doyle, qui a travaillé sur plusieurs films de Wong Kar-Wai (dont 2046 et In the Mood for Love), et avec qui il avait tourné son remake du film d’Hitchcock, Psycho, en 1998. « Le traitement graphique de l’œuvre est surprenant », écrit L’Humanité Dimanche, ajoutant que « la caméra semble employée tel un pinceau », pour conclure : « quant au cadre, il possède des allures de tableaux mouvants, comme un miroir d’images reflétant les atermoiements de l’adolescent ».
Éloge du mouvement
Paranoid Park est aussi un film « entre ciel et terre » (Éclipses). « Aux sinuosités circulaires de la piste de skate, aux envols qu’elle provoque dans les pentes, Gus Van Sant emprunte le mouvement de ce film aérien, comme en apesanteur », écrit Jean Roy dans L’Humanité. Comme le note Gilles Grand dans Les Cahiers du cinéma, le ton est donné dès le générique, où l’on voit des voitures traverser l’un des ponts de Portland, tantôt en accéléré, tantôt au ralenti : « Paranoid Park fera l’étude et l’éloge du mouvement dans tous ses états, toutes ses vitesses : marcher dans les couloirs du lycée, dériver la nuit en voiture, agripper un train en marche et se laisser transporter, mais aussi chute des feuilles, reptation du vigile et bien sûr rides des skates ». La caméra de Gus Van Sant épouse avec fluidité les évolutions des skaters, plongeant le spectateur dans un état quasi hypnotique. « Le film se nourrit de ces chorégraphies aériennes » (La Croix). Ces séquences de glisse appartiennent à un registre visuel spécifique à l’intérieur du film : filmées en super 8, obtenues par une caméra embarquée sur une planche de skate, la pellicule y présente un « grain » particulier qui entraîne le spectateur vers le rêve. « La planche de skate, objet de transmission, cristallise les enjeux liés à l’adolescence et redessine les contours d’une ville appréhendée comme un organisme vivant, une forêt bruissante, vrillée par des forces telluriques » (Éclipses).
De magnifiques « paysages sonores »
À l’unanimité, les critiques applaudissent la prodigieuse bande-son de Paranoid Park. « Le silence dans lequel s’emmure Alex trouve son contrepoint dans la très riche bande sonore du film, bande à proprement parler mentale et composée notamment d’un nappage musical d’une grande richesse expressive », écrit Jacques Mandelbaum dans Le Monde. « La matière sonore du film est d’une variété, d’une richesse et d’une complexité d’architecture incroyables » (Les Inrockuptibles), « un lacis de sons et de musiques qui forme un véritable labyrinthe audio où l’emportent l’instabilité et le disparate » (Les Cahiers du cinéma). Gus Van Sant mêle musique électroacoustique (Robert Normandeau, Frances White, Ethan Rose), musique classique (Ludwig van Beethoven avec des extraits de la Symphonie n°9), rap (Cool Nutz), et mélodies nostalgiques de Nino Rota empruntées aux films de Federico Fellini Juliette des esprits et Amarcord. « Avec la musique de Rota, deux imaginaires de cinéma se frottent tout à coup (le barnum onirique de Fellini, et l’infrasensible vansantien), et leur écart produit une mise à distance des images » souligne Jean-Marc Lalanne dans Les Inrockuptibles. L’accès à l’intériorité d’Alex ne passe pas par des mots, mais par des sons. « Quand Alex skate, Gus Van Sant libère le pur mouvement en coupant le son, en lui substituant des paysages sonores qui élargissent le parc aux dimensions de l’univers » (Les Cahiers du cinéma). « La musique, les effets complexes de bruitage, en multipliant les effets d’intertextualité, valent pour seule immersion dans ses méandres intimes », conclut Les Inrockuptibles.