Raymond Depardon : Ces documents sont inédits. On ne s’y intéressait pas beaucoup jusqu’à présent. Pourtant ce sont des mines d’informations. Par exemple, le premier rapport horaire indique que le film Muriel devait au départ porter le titre : Le Temps d’un retour. On peut y lire aussi : « Jeudi 25 octobre 1962, premier jour de tournage ». Il faut bien un premier jour de tournage ! « Mise en place du premier plan 12 h 20, répétition, tournage du plan n° 867 ». Le premier plan à tourner est toujours une question difficile. On dit souvent que la première semaine est foutue car l’équipe n’est pas encore dans le rythme. À 12h35, ils tournent un deuxième plan. En cinq minutes, ils ont tourné trois prises du premier plan. Ils travaillent très vite, ne font pas beaucoup de prises. En cinquante minutes, ils ont fait quatre plans d’un film aussi important que celui-là. On pourrait penser qu’ils mettent une heure pour faire chaque plan. Non, ils mettent dix minutes par plan avec une moyenne de deux prises par plan. Cela veut dire que Resnais sait ce qu’il veut. Mais pour moi, ce document s’apparente plus à un rapport de gendarme, c’est distancié, ce n’est pas sentimental, ce n’est pas comme un journal…
Gilles Peress : Et pourtant, ça s’est réellement passé ainsi. Ce qui est intéressant, et il n’y a pratiquement que le cinéma qui puisse cela, c’est que, grâce à ce genre de documents, il est possible de revenir sur un processus. L’intervention d’une méthodologie comme ce rapport horaire permet de faire une lecture de l’événement et de l’espace de création du film d’une autre manière. C’est une vérité du film. C’est de l’anthropologie, pas uniquement de l’observation mais la description de la méthode par laquelle se fait cette observation.
Gilles Peress : Les couvertures des carnets d’Hiroshima me plaisent beaucoup. Ce sont de superbes collages.
Raymond Depardon : Oui, c’est très moderne.
Matthieu Orléan : En allant au Japon, Sylvette Baudrot fait des collages quasiment japonais.
Raymond Depardon : C’est léger et dans le même temps, tout entre dans un dispositif. Il y a une vraie exigence, une rigueur.
Gilles Peress : Tu parlais de rapport de gendarme, mais pour moi ces carnets sont un acte d’amour. Il y a du sentiment, elle donne au film, elle donne à Resnais. C’est vraiment fait par amour. Elle le fait en soi, pour soi, pour elle-même. Je trouve cela très émouvant. Ces carnets sont une partie de son travail, mais on sent qu’elle le fait avec son cœur. Elle ne le fait pas pour les autres, pas pour la gloire, ce n’est pas fait pour être publié. Moi, je vois cela comme des lettres d’amour. La première fois que j’ai vu ces carnets, il m’a semblé qu’il y avait un certain formalisme dans cette approche : la page, la description, la disposition des photos, etc. Sylvette Baudrot fait une mise en page mais c’est très léger…
Matthieu Orléan : Ce scénario est extrêmement précis avec, par exemple, des descriptions de cadrage très claires. Avant de débuter le tournage, Resnais sait comment il va cadrer chaque plan : « au premier plan coupé au genoux (…) en amorce au premier plan Okada est coupé aux hanches et au cou », c’est millimétré et c’est cette précision qui permet d’être rapide, parce que Resnais a déjà tout le film en tête.
Raymond Depardon : Il a surtout l’état d’esprit des personnages… Mais il ne faut pas oublier que le scénario est de Duras. Et c’est vrai lorsque l’on passe à Nevers, il est difficile de ne pas penser à Hiroshima mon amour. Ce qui est bien chez Resnais, c’est qu’il a pris le meilleur de Duras, ce qu’elle donne dès l’écriture de plus cinématographique. D’ailleurs, je comprends qu’elle ait eu envie de faire des films elle-même. Et puis il y a ce texte formidable : « Lui : Je crois que je t’aime »…
Matthieu Orléan : Justement ce qui est intéressant aussi, c’est le rapport entre le texte et l’image lorsqu’ils correspondent. « Le gémissement de Riva continue de telle façon qu’il peut être celui d’un accablement amoureux. Okada (…) mange ses cheveux discrètement. La main sur l’épaule est serrée », et c’est exactement ce que l’on voit sur la photo.
Gilles Peress : Oui, mais c’est aussi un texte au bord de l’image. Quelque chose que Raymond et moi avons toujours fui : la légende des photographies, le texte qui répète exactement l’image. Pour nous, c’est une redondance didactique qui enferme. Cela me fait penser au livre de Raymond, Notes, qui est aussi une sorte de constat où Raymond, qui est le scripte de sa propre vie, écrit au-dessus de l’image : « Je n’ai pas osé » ou « Je pensais à autre chose », etc. Le texte commence au bord de l’image. Je pense que, pour ces carnets, c’est également un texte qui commence au bord de l’image, qui n’est pas exactement la description de l’image : « Gémissement », je ne l’entends pas ; « Accablement amoureux », je ne le vois pas. Or, je pense que la qualité de ce travail est proportionnelle à cette capacité de faire le lien entre une image, qui est la description de la scène, et la continuité. La discipline de Sylvette Baudrot – son travail de scripte – fait qu’elle crée la continuité entre l’image et le texte.
Matthieu Orléan : Ce qui est beau avec ce texte, « l’accablement », etc., c’est qu’il n’est ni dans le film, puisque que ce n’est pas le dialogue, ni vraiment sur la photo. Du coup, cette présence du sentiment, cette subjectivité apporte de la poésie. Cela crée un différentiel. D’ailleurs, il paraît qu’actuellement, quand on écrit un scénario, il n’est pas recommandé de mettre des sentiments, ce qui peut paraître absurde.
Raymond Depardon : En voyant ces scénarios, difficile de ne pas penser à un auteur essentiel, de la même période que le film, Roland Barthes. C’est très barthesien. Barthes a toujours défini l’image par rapport au texte « relais » ou au texte « ancrage ». Effectivement, on pourrait dire que c’est un texte « ancrage » parce qu’il définit telle ou telle scène, mais ce texte qui vient avec l’image est plus qu’un texte « ancrage », on est derrière, voire au-delà de l’image…
Gilles Peress : Ce qui me fascine, c’est cette tension entre cette description du film et ce qu’était le film… Regarde ces photos. Tu t’étais toujours posé la question du format, le rectangulaire, format du cinéma, et le carré, plus statique. Il est étonnant que Sylvette Baudrot ait préféré utiliser un Rollei et ses photos carrées, plutôt qu’un Leica dont le format est plus proche de celui du cinéma.
Raymond Depardon : Oui, d’un côté, on se remémore ces plans restés célèbres, dans leur format cinéma et, de l’autre, il y a ces photographies au format carré. Ce format carré donne à ces photographies une force incroyable… Cela arrête le temps d’une manière complètement différente. Nous sommes à la fois des cinéastes « anti-carrés » et, en même temps, nous avons toujours été fascinés par le carré.
Gilles Peress : Je suis obsédé par le carré. Il me fait très peur et, en même temps, je le trouve très beau parce que c’est le même monde et un autre monde à la fois.
Matthieu Orléan : Sylvette Baudrot installe un autre regard. Mais toi, Gilles, tu n’as jamais fait de photos carrées ?
Gilles Peress : Si, mais c’est très bizarre. J’ai toujours eu un Rollei et je n’en ai quasiment jamais rien fait.
Matthieu Orléan : Que pensez-vous de ces photos en tant que photographes ?
Gilles Peress : En tant que photographe, je ne peux pas le dire, mais il y a une chose qui me fascine, c’est le moment où l’actrice passe de l’être humain à un personnage dans un film. C’est comme ça que je regarde ces photos et qu’elles m’ont intéressé : justement ce moment de transition entre le personnage réel et le personnage de l’écran.
Matthieu Orléan : Cela me fait penser à une histoire merveilleuse de Sacha Guitry. Lorsqu’il était enfant, il était souvent dans la loge de Sarah Bernhardt. Il raconte qu’au moment où la tragédienne entrait sur scène, il la voyait coupée en deux. Elle lui disait au revoir d’une main et, de l’autre, elle était déjà dans la tension de l’actrice. Il la voyait basculer entre Sarah Bernhardt et le personnage. Il était fasciné par le dédoublement de la femme qui passait le rideau et entrait sur scène.
Gilles Peress : C’est exactement ce moment-là que je vois dans ces photos d’acteurs au format carré.
Matthieu Orléan : C’est vrai qu’en regardant ces cahiers, et bien que le film soit le meilleur moyen d’analyse, on comprend aujourd’hui que tous ces documents sont passionnants car témoins du processus de fabrication d’un film.
Raymond Depardon : Ils sont d’une importance capitale. Il y avait le script de Duras, le film de Resnais et, là, nous sommes face à un troisième objet : le scénario de tournage de Sylvette Baudrot. Je pense que, dès le départ, elle avait cette conscience que c’était important. Sinon elle n’aurait pas fait cela. On embauche une scripte pour être toujours dans cette distance, où la continuité se traduit jusque dans le moindre détail d’une chaussure, d’un visage, d’une boucle d’oreille… Une scripte est le témoin, au sens du greffier. Lorsque je regarde ces pages, j’ai la conviction que ces cahiers sont une œuvre en soi. Est-ce que ce n’est pas la même chose quand on s’est aperçu que la vie de Rimbaud était aussi intéressante que son œuvre ? Le tournage de ces films et tous les documents qui les accompagnent ne sont-ils pas aussi importants que les films eux-mêmes ? Aujourd’hui, on fait des making-of généralement destinés à la promotion du film, plutôt qu’à être des témoignages de tournage. Or je pense que ces cahiers sont aussi intéressants pour la compréhension de la fabrication d’un film que n’importe quel making-of. C’est pour ça qu’il est très important de les conserver. Ce sont des livres modernes que l’on a toujours rêvé d’avoir. Il serait intéressant d’éditer ces cahiers pour en faire un livre de tournage.