Les textes, je les dis, je ne les joue pas. Je les dis, c’est tout.
Ce n’est sans doute pas tout. Je me laisse prendre par les textes.
Je les ai écrits, puis oubliés et quand je les dis, je me laisse prendre par eux comme si je venais de les découvrir.
À New York, j’ai lu quatre jours de suite Une famille à Bruxelles, en anglais.
Le deuxième jour, j’ai oublié ou presque qu’il y avait un public, j’étais à la fois tellement absorbée et prise par le texte. Tout d’un coup, je me suis mise à pleurer. J’étais très ennuyée. Dès que je me suis mise à pleurer, je me suis rendue compte à nouveau qu’une centaine de personnes me regardaient. Je me suis demandée : qu’est-ce que je fais maintenant ? Je me suis reprise, j’ai continué. Dix minutes après, je recommençais à pleurer. Je me suis reprise. J’ai été jusqu’au bout. Sans plus pleurer.
Est-ce qu’on joue, dit, des textes pour se laisser prendre impunément par les larmes ou le rire ? Pour être dans un autre monde que dans celui du quotidien ?
Quand on fait du cinéma, c’est aussi ça. Une sorte de bulle. Je dis ça, mais c’est pas seulement ça. On se lève plus facilement comme si les gestes quotidiens sortaient de leur quotidienneté, et devenaient moins pénibles. Même quand on se met à penser à l’avenir du cinéma comme dans Le Jour où, une commande.
Une commande qui se met à tourner dans mon appartement où je suis assise devant une table où se trouvent les restes d’un petit-déjeuner et où je dis sans m’arrêter que :
« Le jour où » j’ai décidé de penser à l’avenir du cinéma (mais malheureusement, pas que ce jour-là), je me suis levée du mauvais pied. J’ai versé un jus de pamplemousse sur un verre retourné.
J’ai laissé mon bain déborder. J’ai renversé le café d’un geste large.
J’ai mis mon T-shirt à l’envers.
Je n’ai pas repris ma monnaie chez le marchand de tabac, j’ai payé mes cigarettes sans les prendre.
J’ai appelé mon chien qui n’est pas venu.
J’ai reçu une carte pour mon anniversaire et j’ai pleuré.
J’ai répondu au mauvais téléphone quand il a sonné.
Le « E » de mon clavier s’est coincé et j’ai pensé à lui, mais sans me rappeler son nom.
Après, je m’en suis souvenue, il s’appelle Georges Pérec.
Pensait-il à l’avenir de la littérature quand il écrivait ?
Je me suis dit qu’il est mort parce qu’il avait trop fumé.
J’ai immédiatement écrasé ma cigarette dans mon cendrier et, sans plus attendre, j’en ai allumé une deuxième.
J’ai téléphoné à l’amie qui m’a envoyé la carte et je suis tombée sur quelqu’un d’autre.
J’ai dit « Excusez-moi », je ne suis pas réveillée.
Le jour où j’ai décidé de penser à l’avenir du cinéma,
Je me suis dit que je ne le verrais pas.
Je me suis demandée si l’avenir c’était toujours devant soi
Alors j’ai regardé devant moi, puis je me suis retournée.
Je me suis demandée si les gens qui marchaient la tête penchée
Avaient le sens de l’avenir ou si c’était seulement les gens
Qui marchaient fièrement et la tête droite.
Je me suis dit que pour moi l’avenir était derrière moi
Parce qu’on ne dit plus de quelqu’un de mon âge qu’il a un bel avenir devant lui.
Le jour où j’ai décidé de penser à l’avenir du cinéma, je me suis donc levée du mauvais pied.
Quand on se lève du mauvais pied, on ne peut pas penser
Et certainement pas à l’avenir du cinéma.
Quand on se lève du mauvais pied, on ferait mieux de ne pas penser.
Et certainement pas à l’avenir du cinéma.
Quand on se lève du mauvais pied, on ferait mieux de ne pas se lever
De ne pas se verser du jus de pamplemousse (quand il y en a)
De ne pas se faire couler un bain
De ne pas se faire du café (quand il y en a)
Et surtout de ne pas appeler son chien.
Quand on se lève du mauvais pied,
Faut pas avoir son anniversaire,
Ni téléphoner,
Encore moins penser à Georges Perec et à la littérature
Et encore moins dire aux gens qu’on n’est pas encore bien éveillé.
Quand on se lève du mauvais pied,
Vaut mieux se recoucher.
Si par hasard on se réveille et qu’on pense sans y penser,
A quelque chose qui vous passe sans que vous le sachiez dans votre tête bien éveillée
et qui oublie qu’elle doit penser,
On se réjouit tout d’un coup parce qu’on se dit
qu’il se pourrait bien que demain, après-demain ou un jour qui vient,
on verra bien quelque chose dans le noir et on le saura,
ce sera un beau morceau de cinéma.
Extrait de Chantal Akerman, autoportrait en cinéaste
(éditions Cahiers du cinéma, 2004)