Le maître du pictorialisme

Christine Leteux - 3 novembre 2025

L'héritage artistique de Maurice Tourneur a été longtemps minoré. Il fut pourtant une source d'inspiration pour Fritz Lang ou Josef von Sternberg, et il a formé deux grands cinéastes, son fils Jacques, ainsi que Clarence Brown. Parcourir sa filmographie, c'est revivre l'histoire du cinéma avec toutes ses évolutions clés comme l'émergence du long métrage, le montage dynamique et la transition du parlant. Tourneur fut un acteur majeur de toutes ces étapes. Dans ses meilleurs films français, il a introduit un ton et un style nettement inspirés par le cinéma américain, un métissage incompris à l'époque.

L'artiste américain

Né Maurice Thomas à Paris, le 2 février 1876, il accumule de multiples expériences professionnelles qui feront de lui un incomparable artiste de l'écran. Après un apprentissage de peintre, il fabrique des décors de théâtre, puis devient acteur sous le pseudonyme de Maurice Tourneur. En 1904, André Antoine l'engage comme régisseur. Vers 1912, il commence à travailler à la société Éclair comme assistant d'Émile Chautard. Peu de ses films de cette époque nous sont parvenus, mais Le Friquet (1914) ou Figures de cire (1914), notamment, montrent déjà un artiste visuel sûr de son art.

Au printemps 1914, Tourneur part aux États-Unis travailler pour la succursale américaine d'Éclair. À Fort Lee, son bagage artistique fait de lui un cinéaste unique, qui combine un sens de la composition picturale, une direction d'acteur naturaliste et une autorité naturelle sur un plateau. Il tourne là 29 longs métrages en quatre ans – un film toutes les six semaines. Entouré d'une petite équipe technique talentueuse, il aborde tous les genres avec bonheur : la comédie (Fille de pirates, 1914, ou The Cub, 1915), le film de gangsters (Jimmy le mystérieux, 1915) ou l'adaptation littéraire (Trilby, 1915). Mary Pickford le choisit pour la diriger dans deux films, dont Une pauvre petite fille riche (1917), l'un de ses plus grands succès. Il réalise également A Girl's Folly (1917), l'un des premiers films sur les coulisses du cinéma. C'est en 1918 qu'il atteint le sommet de son art avec L'Oiseau bleu et Prunella, antériorisation du cinéma expressionniste allemand, aux décors stylisés.

Devenu son propre producteur en 1919, il doit se réorienter vers des œuvres plus immédiatement commerciales comme le mélodrame à grand spectacle, dont La Bruyère blanche (1919), son premier film réalisé en Californie, où il peut exploiter les grands espaces. Il puise toujours son inspiration dans les grandes œuvres littéraires comme Une victoire (1919) d'après Joseph Conrad, ou Le Dernier des Mohicans (1920), salué dès sa sortie comme un chef-d'œuvre du genre.

Au milieu des années 1920, Tourneur s'accommode mal des mutations de l'industrie cinématographique avec l'émergence des majors. Il réussit néanmoins encore quelques beaux films comme le trépidant Sporting Life (1925), remake de l'un de ses propres films de 1918. Ayant perdu tout contrôle artistique, il quitte brusquement les États-Unis en 1926 pour rentrer en Europe.

Le meilleur technicien du cinéma français

Tourneur retrouve une France hostile, qui lui reproche d'avoir évité la conscription durant la Grande Guerre et d'être naturalisé américain. Après le tournage de L'Équipage (1928), d'après Joseph Kessel, il est expulsé vers l'Allemagne où il réalise son dernier film muet, Le Navire des hommes perdus (1929), avec une certaine Marlene Dietrich.

De retour en France en 1929, il passe sans encombre au parlant, car, ancien régisseur d'André Antoine, il connaît parfaitement le poids des mots. Il alterne avec sa maîtrise habituelle entre film policier naturaliste (Au Nom de la loi, 1932), adaptations de grands classiques (Les Gaîtés de l'escadron, 1932, d'après Courteline), ou film de gangsters marseillais (Justin de Marseille, 1935, autre chef-d'œuvre du genre). Si Tourneur n'aime guère le star system, il va néanmoins diriger avec panache de très grands noms, de Gaby Morlay à Fernandel, de Jean Gabin à Danielle Darrieux ou Charles Vanel. Il prend aussi plaisir à utiliser à contre-emploi des figures connues, comme Madeleine Renaud, étincelante en épouse manipulatrice dans Le Voleur (1933), ou Maurice Chevalier, crapule aimable dans Avec le sourire (1936). Il sait aussi obtenir le meilleur d'un Harry Baur, qui trouve avec Samson (1936) l'un de ses plus beaux rôles en riche banquier parvenu. La période de l'avant-guerre se clôt avec l'éclatante adaptation de Volpone (1941) à la distribution inégalable : Jouvet, Dullin et Baur.

Durant l'Occupation, appelé par la Continental Films, Tourneur y réalise cinq longs métrages dont La Main du diable (1943), chef-d'œuvre fantastique, où il renoue avec la veine poétique et féerique de sa période muette, ou Le Val d'enfer (1943), film noir à la frontière du mélodrame et du film social. Il ne tourne que deux films après l'Occupation, dans une période où la production française dévisse face aux importations américaines. Il clôt sa carrière avec Impasse des Deux-Anges (1948), petit film noir où rayonne une jeune Simone Signoret. Il meurt, oublié, en 1961.

Tourneur ne s'est jamais spécialisé dans un genre particulier, comme Hitchcock ou Lubitsch. Il préférait surprendre le spectateur à chaque nouveau film. Mais, dans toutes ses œuvres, on retrouve cette patte qui lui permet de recréer, en studio ou en extérieurs, l'atmosphère d'un lieu par l'usage de la lumière et de la composition. Madeleine Renaud louait ses qualités de directeur d'acteur ou d'actrice : « Avec sa persévérance qui ne vous lâche pas, sa patience, sa lucidité sensible, Tourneur est un type de metteur en scène qui m'enchante », quand Clarence Brown, qui fut son assistant durant sept ans, disait de son maître : « Tourneur était un artiste. Les plus beaux plans que j'aie jamais vus à l'écran étaient issus de ses films. »

Christine Leteux