Pascal Bonitzer, l'aventure intérieure

Thierry Jousse - 3 novembre 2025

LE TABLEAU VOLE CYCLE PASCAL BONITZER

J'ai d'abord connu Pascal Bonitzer par les textes qu'il a publiés aux Cahiers du cinéma, dans la seconde moitié des années 70 et dans les années 80. Critique brillant, paradoxal, styliste incontestable, théoricien sauvage imprégné par la pensée de Lacan, il fut un de ceux qui, avec Serge Daney et Serge Toubiana, sortirent la revue de son marasme politique, après l'impasse maoïste. Devenu, à partir du début des années 80, le scénariste attitré de Jacques Rivette, en compagnie de Christine Laurent, Bonitzer collabore également avec André Téchiné, Raoul Ruiz, Barbet Schrœder ou Chantal Akerman, et révèle un sens du dialogue particulièrement aigu. Sans doute parce que je l'avais identifié comme un homme essentiellement lié aux mots, je n'avais pas forcément imaginé qu'il deviendrait cinéaste. Pourtant, quand, au milieu des années 90, surgit Encore, je n'ai finalement pas été surpris par la tonalité de ce premier long métrage qui lui ressemblait absolument, mélange très à part de réalisme en surface et d'absurde en profondeur, de brio et de désespoir.

La panne des sens

Les quatre premiers longs métrages de Pascal Bonitzer – Encore, Rien sur Robert, Petites Coupures, Je pense à vous – forment ensemble une sorte de tétralogie. Dans chacun de ces films, le cinéaste s'est inventé des doubles successifs. Jackie Berroyer, Fabrice Luchini, Daniel Auteuil ou Édouard Baer sont évidemment différents, mais, en réalité, ils incarnent la même personne, avec quelques variantes. La figure centrale des premiers films de Bonitzer est un homme entre deux âges, en crise, au bord de l'étouffement, enfermé dans une vie conjugale qui se délite. Un antihéros qui est dans un cul-de-sac, intellectuellement, sexuellement, spirituellement. Pascal Bonitzer en tire évidemment des effets comiques souvent irrésistibles. La situation de base, c'est donc la panne des sens dont le personnage tente de s'extraire avec les plus grandes difficultés. Prof de philo, critique, écrivain, le héros bonitzerien en prend plein la gueule et, dans un sens, il en redemande, puisque c'est la seule façon, pour lui, d'éprouver ce que c'est que le réel. Le masochisme est son carburant et nous jubilons, entre rire et malaise, de le voir subir des épreuves auxquelles il n'échappera pas, quoi qu'il fasse. Il s'agit bien sûr de personnages volages, infidèles, incertains, qui, croyant avoir la maîtrise des événements, s'en trouvent très vite dépossédés.

Cauchemars et passages à l'acte

Chez Bonitzer, la forme du récit est intrinsèquement mentale, même si elle a toutes les apparences de la réalité. De quiproquos en malentendus, les héros de ses films avancent à tâtons dans un monde de chausse-trappes. Tout s'enchaîne et les choses s'ordonnent de manière non réaliste. Les grands moments de Rien sur Robert ou de Petites Coupures, par exemple, possèdent un caractère onirique, sans que ce soit formulé, encore moins appuyé. Le repas pendant lequel Fabrice Luchini est violemment pris à partie par un Michel Piccoli, statue du Commandeur métamorphosé en sniper, relève de la logique du cauchemar. Quant aux séquences nocturnes dans la neige qui réunissent Daniel Auteuil et Kristin Scott-Thomas, elles ont, elles aussi, la saveur d'un rêve éveillé, au sein duquel règne une logique du désir fondamentalement contradictoire et surtout entravé. La question du passage à l'acte est centrale dans les films de Bonitzer, mais la tentation débouche rarement sur une action directe. Passer à l'acte c'est, le plus souvent, provoquer la catastrophe, comme lorsque Jackie Berroyer et Hélène Fillières se baignent, en marge d'une fête d'anniversaire qui tourne mal, dans Encore, ou, sur un versant plus tragi-comique, quand le trio improbable formé par Géraldine Pailhas, Édouard Baer et Marina de Van se retrouve au lit, dans Je pense à vous, le plus sous-estimé des films de Pascal Bonitzer.

Récits polyphoniques

Après l'échec injuste de Je pense à vous, le cinéaste tend à diversifier davantage son inspiration. Il adapte Le Vallon d'Agatha Christie – devenu Le Grand Alibi. Ce qui lui permet de diriger des personnalités qui sont moins directement liées à son univers, telles que Miou-Miou, Pierre Arditi ou encore Lambert Wilson. Même si ses deux films suivants, Cherchez Hortense et Tout de suite maintenant renouent avec sa veine initiale, les récits se font plus polyphoniques, moins directement obsessionnels. En bon personnage bonitzerien, Jean-Pierre Bacri / Damien est, malgré tout, dans Cherchez Hortense, foncièrement mû par l'angoisse, la honte, atteint du syndrome de l'imposture, condamné à errer dans un monde clos. Mais, au terme d'une aventure morale, le film se termine sur une note plus positive, comme une sortie de l'impasse dans laquelle Damien se trouve enfermé, tout au long du récit. Par ailleurs, la partie la plus réussie de Cherchez Hortense met en scène un face-à-face très savoureux entre la figure de Bacri et son père, génialement interprété par Claude Rich, notable fuyant auquel son fils n'arrive pas à parler et dont il découvre notamment les tentations homosexuelles. Une confrontation familiale, traitée sur un mode comique, et jusque-là inédite dans le cinéma de Bonitzer.

Une ouverture sur le monde extérieur

Avec Le Tableau volé, Bonitzer réussit la synthèse de sa veine la plus personnelle avec un récit plus ouvert, moins refermé sur lui-même. Dans cette histoire, tirée d'un fait divers lié à la découverte d'un chef-d'œuvre inconnu du peintre viennois Egon Schiele, on retrouve les torsions et contorsions d'un héros assez typique du cinéma de Bonitzer : un commissaire-priseur à la personnalité complexe remarquablement incarné par Alex Lutz, mais dont l'aventure intérieure est davantage reliée au monde extérieur. Le succès remporté par le film montre que le style acéré de Pascal Bonitzer peut s'adapter à des formes plus accessibles, sans qu'il ait pour autant à renier son inspiration et son sens du dialogue. Comme l'ouverture d'un nouveau chapitre dans une filmographie qui ne cesse finalement d'évoluer...

Thierry Jousse

Réalisateur, essayiste et critique pour, entre autres, les Cahiers du cinéma dont il a été rédacteur en chef, Thierry Jousse a publié plusieurs ouvrages dont John Cassavetes (éd. Cahiers du Cinéma, 1989).