La nuit la plus longue

Léo Soesanto - 3 novembre 2025

Un panorama du polar asiatique des années 80 à nos jours, en Chine, Corée du Sud, Indonésie et au Japon : prétexte pour sonder, toujours avec style, selon la géographie et l'époque, le rapport national avec la modernité, l'État, la ville et, bien sûr, la violence.

Se souvenir que La Moisson Rouge de Dashiell Hammett a inspiré Le Garde du corps d'Akira Kurosawa (par ailleurs aussi fan de Georges Simenon) rend compte de l'extrême flexibilité esthétique et géographique du polar ou film policier : Personville contre le samouraï sans (vrai) nom. À l'est, rien de nouveau quand il s'agit de trouver la meilleure caisse de résonance pour les anxiétés face à la modernité, la moralité et la grande ville. Gendarmes, voleurs et flingues seront toujours les meilleurs prétextes. Les polars asiatiques modernes de cette rétrospective (qui débute au mitan des années 80) ont bien sûr d'illustres antécédents : dans le Japon des années 50 aux années 70, en vrac, Kurosawa encore, Suzuki ou Fukasaku ; en Corée du Sud, les films noirs des années 60, dont notamment Black Hair (1964) de Lee Man-hee. Tous réagissant, chacun à leur manière, à un monde en accélération et à la présence militaire américaine sur le sol de leur pays.

Un meilleur lendemain ?

Première vague visuelle notable à la fin du XXe siècle, le polar hongkongais a l'œil rivé sur le compte à rebours obsédant d'une présence à venir, la Chine reprenant l'ex-future colonie anglaise en 1997. Le fatalisme du film noir est cristallisé autour d'une date, sur le dilemme entre rester et émigrer que verbalise Chow Yun-Fat dans City on Fire (« Si tu pars, ne reviens pas ») et Le Syndicat du crime (« C'est dur de penser que cette beauté va disparaître »). La violence arbitraire – celle du PCC ou des Triades – demande une réplique cinématographique extatique, chaotique et on fire chez Ringo Lam, élégiaque et chorégraphiée comme le baroud d'honneur pour les chevaliers défenseurs des valeurs chinoises traditionnelles (honneur, amitié, sacrifice) chez John Woo. Genre urbain par excellence, le polar trouve à Hong Kong un terreau de possibilités cinématographiques remarquables – néons en guise de lumières trompeuses chez Wong Kar-wai (As Tears Go By), aire de démolition et d'acrobaties pour Jackie Chan (Police Story). Les films post-rétrocession, par contraste, ont le goût des jeux d'ombre, du louvoiement, de l'intériorité et de l'abstraction, comme pour mieux se cacher du nouveau propriétaire chinois. Infernal Affairs pousse la duplicité du flic infiltré dans la pègre vers la guerre froide de positions, tandis qu'à ligne claire hyperbolique de Woo s'opposent la fièvre futuriste (au sens pictural) du Time and Tide de Tsui Hark et les dilatations si particulières d'un Johnnie To qui étirent les petits creux (The Mission, PTU) à la place de l'action héroïque et balistique.

De la Chine continentale, un cinéaste comme Jia Zhangke regarde le polar HK, et le Chow Yun-fat de The Killer en particulier, comme un fan. Il cite son image de héros prolo et moral dans sa filmographie, et intègre des éléments criminels pour mieux dépeindre les mutations sociales au forceps de la Chine profonde. Jusqu'à atteindre une dimension de fresque, de roman national et de somme de ses propres films dans Les Éternels, avec son égérie Zhao Tao comme rare héroïne dans un genre très masculin. À la mise en scène mouvante de Jia (plans-séquences documentaires + Village People + ovnis), ses collègues préfèrent la stylisation séduisante pour pointer corruption et déliquescence dans des récits de cadavres exquis : lumière de « néon noir » dans Black Coal de Diao Yi'nan, paysage cendré sinistre, industriel, dans Une pluie sans fin de Dong Yue. Avec son enquêteur obsessionnel prêt à contempler l'abîme sous l'averse, ce dernier film louche aussi vers le sud-coréen Memories of Murder de Bong Joon-ho.

Violence et Passion

Le polar coréen, à la sortie, dans les années 90, de la dictature militaire, sert d'exutoire au refoulé. Faire le solde de la violence d'état passée et des ravages de l'individualisme présent est le projet d'un Park Chan-wook avec son Old Boy. Un séquestré y vomit sa vengeance à sa sortie de geôle, et l'éruptivité graphique trouve un pendant plus réaliste, ancré dans le social, dans Breathless de Yang Ik-june, où les « Shiba! » mitraillés en coréen finiront par être aussi familiers à l'oreille que les « Fuck! » américains. L'excès, comme énergie du désespoir dans les cimetières de la morale des films de Na Hong-jin, où l'impunité du tueur en série de femmes de The Chaser est aussi révoltante que celle de l'insaisissable meurtrier de Memories of Murder, où les extrêmes peuvent aussi atteindre des pointes burlesques.

Même préoccupation au Japon sur la gestion de la violence, où le polar oscille entre l'hyperbole grand-guignolesque d'un Takashi Miike (Ichi the Killer) et l'intériorité opaque d'un Kiyoshi Kurosawa (le rashōmonesque Shokuzai), avec comme médiane un Takeshi Kitano dont le statisme est toujours prélude à une fureur suicidaire. Ce panorama panasiatique fait converger des préoccupations communes : yakuzas de Kitano et Triades chez Woo unis par l'esprit d'entreprise, antagonistes en miroir (ceux de Violent Cop de Kitano et de The Longest Nite de Patrick Yau), communautés d'hommes en crise (partout) et références cinéphiles occidentales brandies comme un fétiche, avec Jean-Pierre Melville rassemblant sous son chapeau les chinois John Woo, Johnnie To (le tireur clopeur cool d'Exilé), le japonais Kitano et le coréen Kim Ji-woon (A Bittersweet Life).

Dans ces pays d'essence conservatrice, le polar permet de subvertir la loi et l'ordre (la majorité des films présentés ici préfère se concentrer sur les voyous) et, cinématographiquement, mieux vaut lâcher la proie pour l'ombre. À la fin de Violent Cop, sise dans un entrepôt, le flic incarné par Kitano est ainsi bien plus séduisant dans un clair-obscur tragique que lorsque quelqu'un décide soudain d'allumer toutes les lumières, rendant les lieux à leur transparence prosaïque. Enfin, la tragédie du polar est toujours contrebalancée par le ludisme, la conscience du genre, d'un Park Chan-wook se faisant soudain hitchcockien dans Decision to Leave à Johnnie To, dont les films semblent être des lotos où le hasard est la loi immanente, et l'expérimentation formelle le principe conducteur. Ainsi dans The Raid (l'unique contribution indonésienne ici d'un cinéma qui a aussi trouvé l'ultraviolence comme soupape), il s'agit de rendre justice en grimpant les étages d'un immeuble, comme dans un jeu vidéo de combat. Pour citer son chef de gang, l'esprit de cette rétrospective est bien « d'appeler les voisins pour qu'ils viennent jouer ».

Léo Soesanto

Léo Soesanto est critique, auteur et programmateur de festivals (Cannes, Rotterdam, Bordeaux, Riga). Il a écrit entre autres pour Libération, Les Inrockuptibles ou Vogue. Il a publié en 2021 L'Aéroport mis en scènes (éditions Espaces & Signes) et a participé au catalogue Top Secret : cinéma & espionnage (La Cinémathèque française/Flammarion, 2022).