Tout commence par une pulsion de vie dans les films de Valérie Donzelli, un mouvement constant d'énergie. On court, on s'embrasse, elle flâne, il danse, le tout en musique. Une frénésie enchantée pour prouver que l'on est vivant et le crier à qui veut bien l'entendre. Son premier film, La Reine des pommes (2009), donne le la : si Adèle loupe son bus et n'arrive pas à payer un vélib', qu'à cela ne tienne, elle rejoint son appartement à pied en déambulant dans les rues au son de Fais ta vie de Charles Trenet, le titre du film apparaissant par un montage de noms d'enseignes parisiennes. Jojo fait du longboard dans Main dans la main (2012) en pleine campagne, Marguerite et Julien (2015) enfants courent ensemble dans la forêt sur Oh My Love des Artwoods, et Roméo et Juliette tombent en amour sur le thème entraînant de Radioscopie dans La guerre est déclarée (2011).
Je demande la mère
Quand Donzelli joue dans ses propres films, c'est sa vie qu'elle met en scène, augmentée par la fiction ; elle réalise Il fait beau dans la plus belle ville du monde (2007) pour garder une trace de sa première grossesse, elle s'amuse d'une rupture amoureuse avec La Reine des pommes, raconte sa relation fusionnelle avec son frère dans Main dans la main, tandis que Notre Dame (2019) s'envisage comme une métaphore à peine cachée où l'architecture aurait remplacé le cinéma. Il n'est alors pas étonnant de constater que le seul documentaire de sa filmographie, Rue du Conservatoire (2024), soit à propos d'une jeune actrice faisant ses gammes au Conservatoire de Paris, tant la cinéaste projette un double d'elle-même. Mais il y a surtout La guerre est déclarée, dans lequel elle transcende son combat contre la grave maladie qui a touché Gabriel, le fils qu'elle a eu avec Jérémie Elkaïm – coscénariste et également acteur dans le film. Gabriel, Jérémie et Valérie deviennent alors respectivement Adam, Roméo et Juliette, et cette époque éprouvante devient le temps d'un film leur plus grande joie.
Faire du cinéma avec Valérie Donzelli, c'est le faire en famille. Elle veut filmer des visages qu'elle aime, et montrer à tout le monde que ce sont les plus beaux de la Terre, à commencer par un caméo de son fils dans La guerre est déclarée. La cellule familiale est au centre des histoires, un noyau dur composé de mères et de sœurs, souvent vecteur d'émancipation : c'est par Rose, sa sœur jumelle, que Blanche est sauvée des griffes de Grégoire dans L'Amour et les forêts (2023), et les triplées de Nona et ses filles (2019) aident leur mère de nouveau enceinte à 70 ans en bouleversant leurs vies. Toute sa filmographie peut s'envisager alors sous le prisme d'une généalogie, la cinéaste ayant d'ailleurs souvent dit qu'un nouveau film relève d'un accouchement. Le duo Donzelli/Elkaïm sur les deux premiers films forme la mère et le père originels, et à partir de Main dans la main, laisse sa place à d'autres actrices et acteurs récurrents : notamment Bastien Bouillon, qui jusqu'à présent était cantonné à des seconds rôles dans La guerre est déclarée et Main dans la main, et qui obtient le principal dans À pied d'œuvre (2025).
On ne meurt d'amour qu'au cinéma
En huit films, trois courts métrages et une mini-série, Valérie Donzelli construit un cinéma à son image, un univers fantaisiste et naïf. « De toute façon les gens sont trop conformistes », dit Adèle dans son court métrage Il fait beau dans la plus belle ville du monde. À l'instar d'autres réalisatrices de sa génération, la cinéaste fait de la citation une marque de fabrique comique, en recyclant en patchwork les innovations de la Nouvelle Vague, tissées à valeur égale avec d'autres plus contemporaines (exemplairement Electricity d'Orchestral Manœuvres in the Dark qui ouvre Main dans la main). Il y a le conte de Demy (le concept de La Reine des pommes, les anachronismes dans Marguerite et Julien), les jeux de mots de Varda (elle s'en donne à cœur joie dans Notre Dame et Main dans la main), la tension d'un Chabrol (la musique de Gabriel Yared dans L'Amour et les forêts ressemble à celle de Pierre Jansen), les mouvements de caméras lyriques à la Lelouch.
Et il y a surtout François Truffaut : par son art de la voix off le temps de quelques séquences (très souvent lorsqu'il s'agit de conclure, comme dans La guerre est déclarée et Main dans la main), des personnages romanesques qui s'aiment à en mourir, et surtout un ancien scénario que Truffaut avait écrit avec Jean Gruault en 1973, que Donzelli va lire et adapter pour Marguerite et Julien. La chanson de Jeanne Moreau dans Jules et Jim (1962) entre en correspondance avec la narration des films de Donzelli, ses couples qui se sont retrouvés, réchauffés puis séparés, « chacun pour soi est reparti, dans l'tourbillon de la vie... ».
Elle est portée aux nues à ses débuts avec La guerre est déclarée (qui avait réuni plus de 800 000 spectateurs à sa sortie), mais c'est sur Marguerite et Julien que s'est généré un malentendu avec la cinéaste et sa mise en scène, qui serait de dire, comme Jojo dans Main dans la main, que « c'est un peu n'importe quoi, non ? », et que tous ces effets de style seraient gratuits. Mais ce serait négliger la puissance de son usage des références et de ses pas de côté anachroniques : il lui permettent de révéler toute la fantaisie qu'un personnage a cessé de voir en lui-même. Et ce n'est pas rien. Maud Crayon s'en fiche de gagner le concours d'aménagement du parvis de Notre-Dame, le plus important, c'est que ce qu'elle fait soit beau. Et tant pis si ce n'est pas parfait, si Véro n'a pas la bonne robe pour danser avec Jean-Pierre dans Main dans la main, ce qui compte c'est d'en avoir envie, avec le cœur si possible, sinon ce serait se forcer. Voir et revoir les films de Valérie Donzelli, c'est retrouver le sentiment de jouer à « il m'aime, un peu, beaucoup... », pour finalement se rendre compte qu'on les aime à la folie.
Corentin Ghibaudo