Figure importante de la « nouvelle vague » hongroise, Márta Mészáros appartient à cette génération de femmes cinéastes ayant incarné et filmé l'évolution des rapports de genre au cours des années 1960-70, à l'instar d'Agnès Varda en France ou de Věra Chytilová en Tchécoslovaquie. Réticente à qualifier son œuvre de « féministe », elle déclare simplement « raconter des histoires banales dont le personnage principal est invariablement une femme », meilleure manière pour elle de renouveler un art reflétant traditionnellement le point de vue des hommes. Fille d'un militant communiste victime des purges staliniennes à la fin des années 30, Márta Mészáros s'est ainsi toujours écartée des idéologies pour développer un cinéma de la personne, respectant la singularité de chaque expérience et la complexité du réel.
Née à Budapest, formée au cinéma à Moscou, installée pendant de nombreuses années à Varsovie, ses films revisitent l'histoire douloureuse de l'Europe de l'Est au XXe siècle, dans les yeux d'une femme confrontée très jeune à l'exil et à la violence politique, et qui n'a cessé de s'élever contre toutes les formes d'oppression. Si son cinéma est marqué par la solitude, la quête d'identité et le poids des conventions sociales, il rend compte également d'émouvantes solidarités de classe et de genre, d'amitiés et d'amours libératrices qui relèvent de puissants élans de vie.
Le cinéma pour famille
L'enfance de Márta Mészáros fut marquée par un double drame qui éclaire les grandes orientations de son œuvre. Née en 1931 de parents artistes et politiquement engagés, elle les perd tous deux après le départ de sa famille pour l'Union soviétique au milieu des années 30 (son père est secrètement exécuté pour motif politique en 1938 au Kirghizstan, tandis que sa mère meurt de maladie pendant la guerre). Orpheline, la jeune Márta revient à Budapest où une proche de la famille, cadre au sein du Parti communiste, la prend sous son aile, signe d'une vie illustrant comme nulle autre les paradoxes et les ambiguïtés de l'histoire. Comme elle le montre dans Journal à mes enfants (Grand Prix à Cannes en 1984), l'adolescente meurtrie et isolée qu'elle est alors se réfugie au cinéma, où se côtoient les drames populaires hongrois et les films de propagande soviétiques. Le septième art devient sa famille d'élection et au sortir du lycée, grâce à sa maîtrise du russe et aux relations de sa mère adoptive, Márta Mészáros parvient à intégrer le VGIK, la prestigieuse école de cinéma de Moscou, où elle assiste, entre autres, aux cours d'Alexandre Dovjenko et de Lev Koulechov. Le mélange entre vie professionnelle et vie intime, personnes réelles et êtres de fiction sera de fait continûment entretenu par la cinéaste, fidèle à ses acteurs et actrices (citons entre autres Gyöngyvér Vígh, Lili Monori ou Zsuzsa Czinkóczi, qui a grandi face à sa caméra) et aimant travailler entourée de ses proches (Jan Nowicki, à l'affiche de tous ses films à partir du milieu des années 70, fut également son compagnon, et son fils, Nyika Jancsó, son directeur de la photographie dans les années 80-90). Il s'est agi, par le cinéma, de se doter d'une famille propre et de remédier à une situation de manque affectif que la réalisatrice n'a cessé de mettre en scène dans ses films.
Histoires de femmes, femmes dans l'histoire
Comme tous les cinéastes de sa génération en Hongrie, Márta Mészáros se forme après l'école par le biais du court métrage documentaire. Elle indique ainsi avoir réalisé près de quarante films au cours des années 50-60, en se heurtant régulièrement à la censure. La relative libéralisation qui suit les événements de 1956 favorise l'émergence de propositions socialement plus engagées, ce qui lui permet en 1968 de devenir la première femme hongroise à réaliser un long métrage. Avec Cati (1968), portrait d'une jeune ouvrière élevée au sein d'un foyer de l'assistance sociale et partant à la recherche de ses origines, Márta Mészáros aborde les thèmes qui vont faire le succès de ses premiers films : la solidarité mais aussi la rivalité entre femmes, la violence de l'ordre patriarcal ou encore les difficultés rencontrées par la classe ouvrière. Jusqu'à Elles deux (1977), la cinéaste explore ces enjeux au moyen d'une esthétique du gros plan et du portrait, se focalisant sur les rapports de classe dans Le Vent de la liberté (1973), les aspirations de la jeunesse dans La Belle et le Vagabond (1970), puis la maternité dans Adoption (1975) et Neuf mois (1976).
Les prix reçus dans les festivals internationaux pour ces deux derniers films (Márta Mészáros est la première femme à recevoir l'Ours d'or à la Berlinale pour Adoption) lui ouvrent la porte des coproductions européennes à la fin des années 70. Ses films se détachent alors progressivement du présent et de la veine documentaire pour se tourner vers la fresque historique. Les Héritières (1980), qui associe Lili Monori à Isabelle Huppert, opère ainsi une forme de transition en inscrivant le récit d'une maternité contrariée dans la Hongrie préfasciste des années 30. Entre 1984 et 2000, ce désir de revenir à l'histoire prend la forme d'une autobiographie en quatre volets – la série des « journaux » commençant avec Journal à mes enfants et s'achevant par Petite Vilma, le dernier journal –, qui dépeint les tourments moraux d'une population confrontée au totalitarisme. Films-tombeaux dédiés aux parents de la cinéaste tragiquement disparus et à tous les oubliés de l'Histoire, ce sont aussi des films-testaments, qui témoignent d'une vie de femme construite hors des chemins préétablis. Le cinéma au féminin singulier pluriel de Márta Mészáros nous rappelle ainsi combien l'émancipation – qu'elle soit sexuelle, économique ou politique – relève d'une lutte quotidienne, et toujours actuelle.
Damien Marguet