« En tant qu'étudiant, j'étais un peu mécontent parce que je n'avais pas l'impression d'apprendre le cinéma de manière professionnelle. Il obligeait chacun de nous à planter des arbres autour du bâtiment du VGIK. » (Otar Iosseliani)
« J'imagine que les humanistes de la Renaissance ressemblaient à ça. Surtout, c'était un maximaliste : pas de compromis, pas de savoir-faire. » (Larissa Chepitko)
« Quand Dovjenko a vu mon film de fin d'études, il a dit : « Regardons-le encore ». Pour la première fois dans l'histoire du VGIK, le jury a regardé deux fois un film de fin d'études. » (Sergueï Paradjanov)
« Je crois que c'est un génie. Dovjenko a compris le sens de la vie. Quand on surmonte la frontière entre la nature et l'humanité, on parvient au lieu idéal de l'existence. » (Andreï Tarkovski)
Ses élèves voyaient en lui l'incarnation de la liberté. Paradoxe d'une œuvre soumise à une pression maximale, mais dont la puissance de rayonnement repose sur l'affranchissement des règles. En quelques films, du fondateur Zvenygora (1927) au très personnel Bataille pour notre Ukraine soviétique (1943), en passant par la série des chefs-d'œuvre (Arsenal, La Terre, Ivan, Aerograd), Dovjenko aura libéré le cinéma de ses chaînes héritées du roman (la narration, le personnage, l'étude psychologique) ou fondées sur des oppositions stériles (fiction et documentaire, figuration et abstraction, art de masse et avant-garde). Avec lui, le cinéma s'envole, se fait pensée, poésie, musique.
Tradition et modernisme
Cas rare d'un cinéaste européen né hors des villes, Oleksandr Dovjenko (1894-1956) grandit dans une famille paysanne du nord de l'Ukraine. Ses parents ne savent pas lire, douze de ses treize frères et sœurs meurent avant l'âge adulte. Inutile de chercher loin ce qui hante son cinéma et fonde sa politique : l'appartenance à un peuple subalterne et humilié ; le souvenir utopique d'une communauté au travail ; la mort, parfois belle, souvent atroce, les rites de deuil toujours réinventés. S'il a modifié sa biographie pour échapper aux purges, Dovjenko n'a pas changé de politique, fidèle au parti auquel il avait adhéré dans sa jeunesse, l'éphémère Parti communiste d'Ukraine dit borotbiste, à base paysanne, attaché à l'émancipation nationale.
Devenu instituteur, après des années à russifier les campagnes, il accueille la Révolution comme une délivrance. Les politiques d'indigénisation et d'ukrainisation lui ouvrent des possibilités inédites. Il est parachuté dans l'administration, la diplomatie, la presse, le cinéma. À deux reprises, il se retrouve au cœur de la bohème artistique : à Berlin, où il prend des cours de peinture et fréquente l'atelier de G. Grosz, repaire de l'avant-garde de gauche ; à Kharkhiv, où son propre atelier devient un lieu de réunion de la Renaissance ukrainienne et de son groupe le plus actif, Vaplite, qui appelle à la synthèse de la tradition nationale et du modernisme européen.
La synthèse est encore éclectisme dans Zvenygora, autobiographie secrète où deux frères, l'un artiste, l'autre ouvrier, dessinent un portrait schizoïde du cinéaste. Si le film paraît suicider l'un pour faire place à l'autre, il embarque leur commun grand-père dans le train de la révolution, l'art du conteur dans l'esthétique d'avant-garde, le passé dans le futur. En route pour la cité idéale selon Sashko Dovjenko, une utopie qui n'aura existé nulle part ailleurs qu'au cinéma, ou à Aerograd, la ville construite dans les nuages.
Et le travail devient danse
Les jambes des paysannes, les dos nus des ouvriers : l'érotisme s'insinue dans le travail quand, libéré, il repose sur une synchronie parfaite entre corps humain, machine et nature. Des mains font voltiger les bennes de ciment (Ivan), un avion chante dans les nuages (Aerograd), la paysannerie devient corps de ballet (La Terre).
À l'euphorie succède la sensualité. Le soc de la charrue laboure la terre, la machine pénètre la pâte. Après le travail, les amoureux s'aimeront. Plus besoin d'en montrer grand-chose : quelques poses extatiques, comme un orgasme embué devant la beauté du monde. À la caméra, D. Demoutski se souvient de la photographie impressionniste. Dans le crépuscule du matin, un jeune homme rentre d'une nuit d'amour, se met à danser, et une poussière d'or envahit le chemin. Dans cette symbiose universelle, les humains vivent sous le regard des animaux, témoins de leurs actes incompréhensibles (le meurtre, l'injustice). Mais les végétaux caressent les morts et guérissent les vivants. Quand des fruits resplendissent sous la pluie, ronds comme le corps d'une fiancée dans la chambre nuptiale, surgit une fin de film d'amour. Le fiancé n'est plus le même, qu'importe, la vie est là.
Dovjenko veut croire que les machines sauront trouver leur place dans son phalanstère. Le petit tracteur, sous le regard hautain de vaches ancestrales, rate son entrée, mais quand on pisse dans son moteur, il redémarre, défaillant, mais organique, prêt pour l'adoption. Sa mésaventure ne fait pas rire les bureaucrates (la presse officielle n'a pas aimé La Terre, a accusé Dovjenko de spinozisme, d'obscénité).
L'Ukraine en flammes
Arsenal et La Terre, diptyque sensationnel du muet finissant, disent l'Ukraine, terre vaine et fertile, enfer et paradis. En 1918, sa terre dégorge tant de cadavres qu'elle devient stérile. Plus trace de tournesols. Les corps sont affamés, amputés. Par les champs enneigés, l'armée rouge fonce vers une tombe ouverte, le cadavre du frère d'armes ligoté à une pièce d'artillerie. À l'arrivée, la silhouette de la mère, gardienne des morts.
Dovjenko est hanté par l'anéantissement possible de sa terre natale. Il ne pardonnera pas le repli de 1941, l'abandon de l'Ukraine à l'occupant, la mort de son père. Bataille pour notre Ukraine soviétique est une blessure ouverte (le scénario de fiction, L'Ukraine en flammes, sera mis à l'index). Il demande aux opérateurs de rapporter du front les images de souffrances, il récupère les plans dont les autres ne veulent pas (il faut montrer le génie de Staline, l'héroïsme, les victoires).
Des explosions provoquent la destruction du paysage matriciel. La terre, éventrée, se soulève. Quand le Dniepr, vieux roi traînant ses ruines de glace, redevient enfant allègre, la dynamite interrompt le cycle de la nature (l'ouverture d'Ivan). Qu'arrive-t-il ? Une guerre, un plan quinquennal ? Comme autrefois, Dovjenko hésite, entre fidélité à l'enfance et tentation démiurgique. Son Ivan, découvrant le chantier industriel, est fasciné. Quand le second Ivan meurt, le ballet tourne au cauchemar. Le troisième Ivan dénonce son père, un fabulateur qui ressemble au grand-père de Zvenygora. Pourchassé par un haut-parleur, il manque d'être englouti par un guichet. Comédie noire. Dans Aerograd, le grand-père exécute son ami. Le vieux chasseur dit adieu aux esprits de la forêt et crie « Maman ! » en s'abattant.
Après vingt ans d'exil, Dovjenko prépare, en Ukraine, l'histoire d'un village englouti par un lac artificiel. Il meurt la veille du tournage, que dirige sa compagne I. Solntseva. On se croirait chez Fellini. Les personnages des anciens films reviennent, tous ensemble, en bateau. Ils ont grossi, vieilli, on leur a donné des médailles. Le grand-père est là, qui râle : les nouvelles maisons vont jurer sur le paysage. Comment bâtir si on ne connaît pas la terre où on construit ? Film expérimental pour écran large, Le Poème de la mer est la dernière leçon de Dovjenko. Il semble dire : « Le paradis est là, au fond de la mer. »
Irène Bonnaud