La vie et la carrière d'Andre De Toth furent tellement chaotiques et bigarrées qu'il n'est pas toujours aisé de reconnaître ce qui fait un auteur de ce cinéaste pourtant si personnel. À l'égal d'un John Huston (qu'il a employé sous le manteau quand celui-ci croulait sous les dettes de jeu), il était parfois contraint de s'engager dans des traquenards, soit par reconnaissance (Korda lui demande de veiller au grain pour Merle Oberon sur Eaux dormantes), soit par difficultés financières. Mais il y avait presque toujours des défis à relever pour l'irrépressible Magyar : trouver des décors naturels inédits, résoudre les problèmes de la vision en 3D alors qu'il est borgne de l'œil gauche, expérimenter avec la pellicule Warner Color alors que Curtiz refuse de s'y coller (Les Conquérants de Carson City), ou masquer la misère des décors de ses villes de westerns en les filmant dans le noir. Jamais réalisateur n'aura autant utilisé la nuit américaine, parfois de façon extravagante (dans La Trahison du capitaine Porter, il alterne la « nuit » et le jour dans une même séquence). Ses plus médiocres « avoines » contiennent toujours des moments ambitieux : tel personnage secondaire que l'on suit en gros plan dans la rue, de nuit, ou telle fusillade dans le noir absolu – qui devient bientôt sa signature.
Casting déterminant
S'il n'était pas toujours fier de ses films, il maintenait avoir voulu « filmer la vie » dans ses meilleurs. La clé de cette ambition se trouve dans ses choix de casting – toujours chercher un acteur qui colle au caractère : Sterling Hayden qui mâchouille ses cure-dents pour arrêter de fumer, dans l'inégalé film noir Chasse au gang, ou Dick Powell qui ne connaissait que trop les affres et remords de l'adultère dans sa vie privée, que De Toth met au centre de Pitfall. Et dans son dernier grand film, Enfants de salauds, que devait faire René Clément, il mettait à profit l'animosité que sa vedette Michael Caine nourrissait à son encontre, tant elle contribuait à l'isoler au sein de ce commando de têtes brûlées.
Lors de nos nombreux déjeuners au cours des années 80 (relatés dans mon petit livre Bon pied, bon œil, Institut Lumière / Actes Sud, 1993), il revenait souvent sur sa courte mais déterminante expérience de cowboy en Californie du Nord, lors d'un voyage en reconnaissance avant son exil américain (pour plus de détails, lire son extraordinaire Fragments, portraits de l'intérieur, chez le même éditeur), expliquant par exemple : « Je filmais toujours mes westerns de nuit parce que les patelins de l'Ouest sont toujours déserts dans la journée. Les éleveurs et leurs vachers sont par monts et par vaux dans la journée, ne venant en ville que le soir. » C'est sous le patronage de John Ford qu'il réalise son premier western en 1947, un de ses meilleurs, et déjà il bafoue les habitudes et facilités du genre. Il doit se battre pour aller filmer Femme de feu (Ramrod) non en banlieue de Los Angeles, mais en Utah. À l'encontre des Américains comme Ford ou Walsh, il n'utilise pas les paysages comme des cadres exaltants, mais pour écraser ses personnages, leur faisant souvent jouer un rôle déterminant, comme il le fera douze ans plus tard avec la neige dans son autre chef-d'œuvre, La Chevauchée des bannis. Comme le disait Bertrand Tavernier, « Ramrod n'est pas un film de fainéant ». Le roman de Luke Short innovait déjà en donnant le grand rôle à une femme, mais De Toth l'exacerbe encore par son casting casse-cou en choisissant Veronica Lake, frêle en apparence et dimensions, mais calculatrice et froide de caractère. Pour incarner le personnage faible de l'histoire, il fait appel à Jœl McCrea, acteur si viril et authentique qu'il n'hésitait jamais à se laisser mettre en boîte (De Toth l'appelait « Couilles de velours »).
De Toth est aussi fameux pour avoir donné des rôles mémorables à des seconds couteaux qui deviendront célèbres : Raymond Burr, Lee Marvin, Charles Buchinsky – pas encore Bronson –, etc. L'autobiographie déjà citée est indispensable pour comprendre les tournants fortuits de sa carrière, sa fuite de Hongrie après y avoir réalisé cinq films en un an, et l'importance (rarement relevée) de son travail chez Korda, lorsqu'il assistait et apprenait dans l'ombre de ses frères Zoltan et Vincent, notamment sur Le Livre de la jungle, en 1942. Il y a des pages bidonnantes sur le chien danois habillé en tigre, et le vrai tigre introduit en douce par De Toth dans la jungle carton-pâte du Hollywood General Studio. À la suite de son expérience traumatisante en Pologne durant l'invasion nazie en 1939 (où il perd son œil), il fera pour Columbia, deux ans avant la victoire alliée, None Shall Escape, le premier film hollywoodien mentionnant les camps, et envisageant déjà des tribunaux comme Nuremberg et des organisations comme l'ONU.
Pas faire un film, filmer la vie
Toujours contrariant, il chantait les louanges de tyrans comme Jack Warner, Harry Cohn, ou Zanuck. Pour ce dernier, il fait l'attachant film noir « ensoleillé » La Furie des tropiques, dans et sous le ciel de Floride. Fidèle à son principe de vérité, il y fait jouer, en face d'un Richard Widmark qui le détestait, un rôle de junkie à son épouse Veronica Lake, qui l'était dans la vie. Casse-cou notoire, il volait avec Howard Hughes et faisait tous ses repérages en avion privé, amenant les productions hollywoodiennes dans des contrées inédites comme l'Oregon (La Rivière de nos amours en été, La Chevauchée des bannis en hiver), et filmant en seconde équipe à Almería pour David Lean (Lawrence d'Arabie), et sur Superman aussi tard qu'en 1978.
On le connaît moins comme écrivain que comme cinéaste mais, toute sa vie, celui qui avait l'estime de Ben Hecht a survécu en écrivant et rafistolant des scripts, toujours sous le manteau (exception : l'Oscar partagé avec son ami William Bowers pour l'histoire de La Cible humaine, poussivement dirigé par Henry King). Même durant ses dernières « années playboy », comme il disait, il parvient à rester personnel : tel portrait d'un drogué dans Quand la bête hurle (aux antipodes des singeries de Sinatra dans L'Homme au bras d'or), ou telle séquence d'ouverture, gratuite mais fascinante, d'une construction de pont dans L'Or des Césars.
Philippe Garnier