Le guetteur mélancolique

Gabriela Trujillo - 24 octobre 2025

Peu de cinéastes aujourd'hui éclairent mieux que José Luis Guerin notre rapport au monde, ténu et fragile. Attentif à ce qui semble fugace, le réalisateur catalan exalte avec une délicate urgence les formes descriptives mêlant, non sans malice, fiction et documentaire.

La légende raconte que les arts visuels seraient nés du geste désespéré d'une jeune fille grecque traçant, sur un mur, le contour de l'ombre de son amant avant leur séparation. Tel est le sujet de La Dama de Corinto, une installation-esquisse de José Luis Guerin. Ainsi l'image, mélancolique par nature, verrait son origine dans le manque ; l'œil de la caméra, lui, serait dès lors voué à s'inscrire dans un battement infini entre surgissement et absence. Recuerdos de una mañana, enquête sur la mort d'un voisin que Guerin a filmée à la dérobée, affirme à son tour la puissance de l'image pour recoller le monde autour du disparu. Or il faut un immense talent et une dose égale de foi en ce que peut le cinéma pour continuer d'en actualiser les prérogatives et ses émouvants frémissements. C'est ce que montre Le Spectre du Thuit, une fantaisie qui se penche vers le propre passé du cinéma dont elle entreprend d'inventer la fable. Le réalisateur recrée une rhétorique fictive du celluloïd dans cet exercice de fabrication spirite qui est aussi une célébration intime du centenaire du septième art, à l'aube de profondes mutations techniques.

Rhapsodie du monde

La hantise de la disparition permet de clore sur un ton doux-amer Histoires de la bonne vallée, chronique d'un lieu et ses changements. On y voit, rassemblés au bord de la rivière, les habitants de Vallbona, quartier périphérique de Barcelone, qui quittent précipitamment la scène, laissant derrière eux l'exquise désolation des lendemains de fête. Ce vivifiant dernier film en date prolonge la réflexion entreprise il y a près de vingt ans dans En construcción, fresque documentaire virtuose sur la transformation de la grande cité catalane. Guerin arpente le versant humain de la destruction de l'ancien quartier populaire du Raval, ouvrant d'autres perspectives sur le paysage. C'est que l'auteur semble s'intéresser aux lieux définis par la quantité de récits qui les peuplent, comme dans Innisfree, retour fantaisiste sur les lieux du tournage de L'Homme tranquille de John Ford (1952). Par ailleurs, le poème géologique De una isla exalte les textures rocailleuses de Lanzarote, révélant la démarche d'un artiste qui filme du point de vue du promeneur. Devenu bourlingueur, celui-ci documente dans Guest la tournée de présentation d'un de ses films partout dans le monde. Le résultat, entre journal intime et travelogue, montre une furtive complicité avec l'espace public et exalte la scansion rythmique de la planète. Des figures disparues surgissent au détour d'un plan, comme Jonas Mekas, devin et complice, avec qui Guerin échangera les lettres-vidéo qui composent leur inoubliable Correspondance.

La révélation de la mobilité du monde est délicatement, splendidement mise en scène dans Los Motivos de Berta, premier long métrage du réalisateur. On y découvre non seulement les ravissants écarts que permet le montage, mais aussi le temps que prend une silhouette à disparaître du champ. Ainsi, au fond du paysage palpitent les inquiétudes de la protagoniste au corps chaste, une adolescente qui s'ennuie entre un compagnon de jeux trop jeune et des hommes au faîte de leur folie. On assiste au dévoilement d'un regard sur les plaines de Ségovie que prolongeront les paysages irlandais ou les villes du monde. Comme Epstein ou Vigo, Guerin filme avec l'attention d'un miniaturiste, ayant à la fois le goût du mystère et le talent de l'observateur. Dès lors, il suffit de quelques indices terrestres (le bruissement de l'herbe, le passage d'un tram, les tressaillements d'une nuque anonyme) pour peupler un lieu.

Fragments de femme

Comme à des oracles, c'est aux étudiantes de l'université de Barcelone que le cinéaste confie la mission de réactualiser les mystères païens. Tel semble être en tout cas le postulat du sémillant traité sur la passion amoureuse qu'est L'Académie des muses. Ce délicieux et truculent essai suit les cours d'un ponte de philosophie poétique et les tours que lui jouent l'amour et les jeunes femmes qui l'entourent. Les Muses, filles de Zeus et Mnémosyne, sont des êtres de mémoire et leur visage une source intarissable de poésie visuelle ; la beauté solaire de ce film ne dit rien de moins que les méandres du désir et l'éblouissement d'une épiphanie. Les clés de l'énigme féminine se trouveraient en plein jour dans un regard, une intensité. C'est ce qu'affirme Quelques photos dans la ville de Sylvia. Les images fixes qui composent ce film entièrement muet échafaudent la traque du souvenir, des motifs silencieux préparent la construction d'une fiction dans la ville. Un paysage est donc suspendu à un visage, c'est de cela précisément que parle Dans la ville de Sylvia : un homme retourne à Strasbourg où il a jadis rencontré une femme, dans l'espoir de la croiser, sans garantie de pouvoir la reconnaître. Un tel paradoxe de la mémoire romantique guide la fiction. L'invétéré rêveur qu'est le protagoniste, tout autant agaçant qu'émouvant, se plante là d'où il peut observer toutes celles qui pourraient être sa Sylvia. On le voit longuement, anxieux et pétrifié dans le travail, non pas de reconnaissance, mais d'invention d'une femme. Pendant ce temps, la caméra, elle, s'attarde sur une fraîcheur de peau, une allure, étirant l'attente de l'avènement d'un visage impossible. Le film est la représentation d'un champ auquel le passage du corps féminin sert de révélateur et de mesure : un choc de lumière, une déflagration à vélo, et voici l'inconnue aux contours de passe-passe évanouie. Mais quand la figure disparaît, un décor apparaît : le film s'étire de fiasco en éclipse, de passante en étrangère. Dans la ville de Sylvia s'avère somme toute un documentaire sur le temps perdu, au moment même où on le perd. Il faut imaginer José Luis Guerin comme un peintre impressionniste face à l'imminente tombée du jour, donnant l'expérience de l'urgence de la lumière avec une telle acuité que chacune de ses œuvres absorbe les contours rugueux du monde dans un éclat. Tant de douce obstination de la part d'un artiste pour pétrir la matière du cinéma dans la splendeur de l'éphémère.

Gabriela Trujillo

Gabriela Trujillo, écrivain, essayiste et historienne du cinéma, a longtemps travaillé à la Cinémathèque française, a dirigé la Cinémathèque de Grenoble ainsi que son festival de court métrage. Membre du comité de sélection de la Quinzaine des cinéastes, elle se consacre désormais à l'écriture et l'enseignement.