La Cinémathèque française fête ses 90 ans et l'action d'Henri Langlois, son fondateur, et directeur artistique jusqu'à sa mort en 1977, n'est plus contestée par personne. De bien des points de vue, sa victoire posthume est même écrasante, tant les termes « cinéma » et « patrimoine » semblent aujourd'hui indissociablement liés, avec le soutien sans faille des pouvoirs publics et la prise de conscience de l'ensemble des acteurs du secteur, en particulier des détenteurs de catalogues, aujourd'hui exploités avec minutie au lieu d'être laissés en jachère.
C'est déjà beaucoup, c'est même énorme, si on songe à toutes ces années d'indifférence et d'inaction, à tous ces films irrémédiablement perdus. 2024 restera l'année où Napoléon vu par Abel Gance a enfin retrouvé, grâce à la Cinémathèque, son métrage et sa splendeur d'origine. Preuve que les miracles surviennent à force de ténacité, et le plus beau des cadeaux à celui qui restera à jamais le premier à avoir rêvé de sa remise en route, Henri Langlois, contre les tentatives faussement « modernisatrices » et vraiment destructrices de son propre créateur.
Nous avons cessé de perdre des films et il nous arrive même d'en retrouver, c'est déjà ça. Mais il n'empêche que la destruction de la période muette fut si massive que les hommes de la génération d'Henri Langlois n'avaient bien souvent que des souvenirs d'enfance à partager ; les films, eux, étaient partis en fumée. Et les miracles se feront de plus en plus rares à mesure que le temps passe, nous ne le savons que trop.
Il n'empêche que ces avancées, pour importantes soient-elles, peinent à masquer une réalité plus morose, encore accentuée après la dernière épidémie planétaire : le cinéma a cessé d'être au centre de nos sociétés, ce que tout le monde partageait, collectivement et tout naturellement, ce dont tout le monde parlait, partout et tout le temps. Pour la première fois, années de guerre comprises, le cinéma s'est arrêté et le moins qu'on puisse dire est qu'il peine à redémarrer.
Dans ce contexte lourd d'inquiétude, la maison d'Henri Langlois doit se souvenir que rien n'est jamais acquis et faire siennes les paroles de son créateur, en 1974 : « Voir un film muet, dans les années 30, les gens ne le supportaient pas. Vous allez au Louvre, vous n'y connaissez rien, vous êtes touriste. Donc, il faut y aller. Vous dites : « J'ai vu le Louvre. » Mais si on vous forçait à rester une heure et demie devant La Joconde (parce que c'est la durée d'un film), combien de visiteurs iraient au Louvre ? Ils seraient fous. C'est ce qui me fait dire que les films muets se protègent eux-mêmes. On aimait ou on s'en allait. On ne pouvait rester une heure et demie devant un film de Griffith si on n'en saisissait pas la beauté. N'importe qui ne va pas à la Cinémathèque. C'est un endroit où l'on va exprès, pas un endroit où l'on se fourvoie. »
Alors ? Alors tout a changé et pourtant rien n'a changé : aussi événementialisé soit-il, monumentalisé et systématiquement musiqué, dans de sublimes copies que Langlois n'aurait jamais espéré projeter, le cinéma muet, celui qu'il adorait, qui coulait dans ses veines et pour lequel il a créé la Cinémathèque, reste la très fragile persistance d'un cinéma rêvé. La pratique la plus minoritaire d'un art devenu lui-même minoritaire, loin, très loin de ce qu'on appelle la culture. C'est dire s'il doit être choyé.
Frédéric Bonnaud