David Gordon Green, secrets et promesses

Joachim Lepastier - 24 octobre 2025

Un cinéaste américain qui choisit comme titre de son premier film George Washington se fait forcément une certaine et haute idée de son pays. Dans cet opus inaugural, on ne trouvera pourtant aucune évocation de figures historiques ou de mythe fondateur, ou alors de manière très détournée. Cette chronique déjà très stylisée (lumière mordorée, fondus enchaînés, temps dilaté, instants suspendus, balades musicales, autant de traits qu'on retrouvera fréquemment) suit le quotidien d'une bande de jeunes adolescents noirs qui cherchent – et trouvent – des raisons d'être héroïques dans une Amérique des bas-côtés. Si le pays semble au bord de l'abandon, le cinéaste cherche, lui, un autre abandon, celui d'un naturel juvénile et existentiel, revendiquant sa vulnérabilité et même sa candeur.

À ses débuts, le nom de David Gordon Green tenait autant du secret que de la promesse. Quand bien même les films connaissaient des sorties discrètes (ou restaient même inédits comme All The Real Girls en 2003), ils manifestaient déjà une soif de lyrisme qui ne demandait qu'à se déployer à plus ample échelle. L'Autre Rive, relecture contemporaine de La Nuit du chasseur, pouvait même se targuer d'être coproduit par Terrence Malick en personne. De là à désigner David Gordon Green comme un possible héritier...

Éclectisme et demi-teinte

Puis vint en 2008 Délire Express, produit par Judd Apatow (alors nouveau manitou de la comédie américaine), qui prenait le contre-pied absolu de ces précédentes élégies de poche. Avec cette stoner comedy (adulée par Luc Moullet) pleine de courses-poursuites pétaradantes, David Gordon Green passait d'un esprit adolescent à un autre. La fragilité cultivée, choyée, prenant parfois ses personnages par surprise (tel le héros d'All The Real Girls, tombeur invétéré soudainement ébranlé par le vrai grand amour) laissait la place aux blagues régressives, tout en affirmant aussi qu'un bon délire entre potes n'était finalement qu'une autre face de l'hypersensibilité.

Ce premier grand écart était finalement prémonitoire d'une carrière qui reste un défi à la politique des auteurs. Certes, ses deux films les plus fameux, Prince of Texas (Ours d'argent de la mise en scène à la Berlinale 2013) et (beau duo entre Nicolas Cage et le jeune Tye Sheridan, sortant de The Tree of Life et Mud), se rattachent aisément à la veine « sudiste et sensible » de ses débuts. Mais déjà les amples variations de tons – humour picaresque de Prince of Texas, récit d'initiation plus inquiet et violent de – sont au diapason d'une filmographie-patchwork aussi insolite qu'éclectique.

Quoi de commun, en effet, entre une comédie potache (Baby-sitter malgré lui), une autre teintée de fantasy médiévale (Votre Majesté, où se toisent esprit chevaleresque et humour adulescent), encore une autre à la conscience citoyenne (Que le meilleur gagne, sur les manœuvres de spin doctors américains lors d'une élection présidentielle en Bolivie, un film resté inédit chez nous, alors qu'il s'agit sans doute l'un de ses titres les plus originaux). Mais aussi un mélodrame (Stronger, sur la reconstruction d'une victime de l'attentat du marathon de Boston en 2013), un film-portait avec Al Pacino en vieil homme acariâtre qui n'attend plus rien de la vie jusqu'au jour où... (Manglehorn), un film de Noël (Nutcrackers) et la réactivation de franchises mythiques du cinéma d'horreur (trois volets de Halloween depuis 2018, avec le parrainage de John Carpenter, puis récemment L'Exorciste : Dévotion) ?

L'Amérique blessée

Un fil conducteur parcourt cependant cette filmographie et tient dans un rapport particulier aux lieux. Entre les friches urbaines et terrains vagues de George Washington, les bourgades industrielles d'All the Real Girls, le Mississippi white trash de L'Autre Rive, les forêts texanes carbonisées de Prince of Texas et les banlieues pavillonnaires de Halloween où le trauma horrifique se transmet de génération en génération, se dessine la carte d'une Amérique (sur)vivant dans un état de perpétuelle dévastation. Autant de théâtres naturels et d'écrins paradoxaux – à la fois somptueux et abîmés – pour un portrait de groupe (George Washington), une découverte des sentiments (All the Real Girls), des romans d'apprentissage (L'Autre Rive et ) ou une dérive beckettienne (Prince of Texas). Mais cette blessure qui touche le territoire américain n'est pas uniquement géographique. Elle se répand à d'autres profondeurs tant intimes qu'idéologiques. Stronger capte ainsi un état d'esprit contemporain, où chaque citoyen doit bien vivre avec la menace d'attentats, et Que le meilleur gagne, habile comédie politique se tenant à juste distance du cynisme et de l'idéalisme, pointe aussi, via les questions de marketing électoral et d'ingérence des États-Unis en Amérique du Sud, un certain malaise dans la démocratie.

Formalisme de l'inconsolation

Ce goût du patchwork déteint à l'intérieur des films eux-mêmes. La séquence la plus mémorable de Prince of Texas, où une femme âgée fouille les ruines de sa maison, est un pur implant documentaire, né d'une rencontre de tournage. L'attachant et sous-estimé Manglehorn, portrait d'un homme cabossé, est lui-même un film cabossé, se laissant aller à d'imprévisibles embardées vers la comédie musicale, ou le collage surréalisant, rappelant que David Gordon Green reste toujours un enfant du Southern Gothic. Quand bien même il a assumé tourner des films avec gros effets (comiques, lacrymaux, horrifiques), il n'a jamais abandonné son art de la demi-teinte. Surtout, il a toujours fait preuve d'une réelle décontraction, restant fidèle à son appel pour la balade et la dérive. Passant par une multitude de genres, son artisanat atmosphérique, consolidé par des collaborations régulières (Tim Orr à l'image, David Wingo ou le groupe Explosions in the Sky à la musique) s'est sédimenté en un véritable formalisme de l'inconsolation. Si le thème de la renaissance parcourt secrètement l'œuvre (George Washington, Prince of Texas, Manglehorn, Stronger, et même Halloween en un sens), celle-ci reste habitée par la mélancolie de beaucoup de ses personnages, où se devinent parfois des dévastations intimes plus insondables. Mais porter sa fragilité en étendard s'est finalement révélé une force pour David Gordon Green, tant ce cinéma composite offre des munitions esthétiques à ceux qui peuvent se sentir désemparés face à la dureté et l'incohérence du monde.

Joachim Lepastier

Joachim Lepastier est critique aux Cahiers du cinéma.