On doit le terme de « film noir » au critique français Nino Frank : il l'utilise dès 1946 pour décrire un ensemble de codes narratifs et visuels, qu'il a pu observer dans les films américains interdits en France pendant la guerre. Au fil du temps, l'étude du film noir s'étend au-delà de Hollywood, avec des œuvres d'autres pays qui en partagent les thèmes et l'esthétique. En Scandinavie émerge ainsi le « Nordic Noir », qui gagne en popularité dans les milieux universitaires autant qu'il séduit à l'international, en tant que concept marketing.
Un nouveau modèle
Si les films policiers ont longtemps été l'un des piliers du cinéma scandinave, le genre connaît une profonde mutation au cours des années 40 et 50. Jusqu'alors, les polars nordiques se résument à des enquêtes légères et stéréotypées, à de banales comédies policières. Et la production cinématographique est beaucoup influencée par le cinéma allemand, véritable modèle culturel et esthétique. Mais les ravages de la Seconde Guerre mondiale ont brisé ce lien, désormais les regards se tournent vers l'Ouest, vers les vainqueurs, notamment les États-Unis.
L'occupation allemande a profondément marqué la culture cinématographique danoise. Les films sont plus sombres et introspectifs, se concentrent de plus en plus sur les questions d'identité nationale. Dans toute la Scandinavie, la production connaît un essor pendant les années de guerre, en grande partie parce qu'il n'y a plus de concurrence étrangère. Les cinéastes adoptent un style plus réaliste, entre drames du quotidien et sujets sociaux, d'une actualité brûlante. L'influence culturelle croissante des États-Unis sur la Scandinavie d'après-guerre va laisser une empreinte significative sur le genre policier. Les personnages de flics maladroits ou menaçants des années 20 et 30 font place à un nouvel archétype, tout droit venu du noir à l'américaine : le privé cool et détaché, avec son fameux trench. Ambiguïté morale, fatalisme et profondeur psychologique, le film noir trouve un terrain fertile dans une société aux prises avec les conséquences de la guerre et l'érosion de ses valeurs traditionnelles.
Changer de contexte, surtout pour un genre aussi marqué que le film noir, c'est l'occasion inévitable d'une remise à plat, esthétique, mais aussi politique et sociale. Dans le cinéma scandinave, les tropes du film noir américain – clair-obscur, femmes fatales, destin funeste, narration en voix off – apparaissent davantage comme des exceptions que comme la norme. Le Noir scandinave ressemble en réalité souvent à ce que le cinéaste expérimental Thom Andersen a appelé le « film gris » : un sous-genre, des œuvres socialement et politiquement engagées, réalisées par des cinéastes américains placés sur liste noire entre 1947 et 1952. Ces films ont tendance à blâmer la société plutôt que l'individu, une vision qui résonne fortement avec la mentalité nordique et l'État providence.
Si le Noir scandinave est influencé par Hollywood, il doit aussi beaucoup au réalisme poétique français : au début des années 40, les importations en provenance de Hollywood sont bloquées, guerre maritime oblige. Le style assez sombre des premiers noirs scandinaves doit ainsi davantage à des films comme Le Quai des brumes de Marcel Carné – un carton au box-office, salué comme un chef-d'œuvre par la presse scandinave.
Un genre, et des femmes
Bodil Ipsen, cinéaste danoise, joue un rôle crucial dans cette évolution. Pendant la guerre, elle réalise Princesse des faubourgs, Possession et La Mélodie du meurtre, qui explorent les traumas psychologiques, l'ambiguïté morale et l'aliénation urbaine. Fait notable : plusieurs des films noirs produits en Norvège et au Danemark dans les années 40 sont réalisés par des femmes, et en Norvège, La mort est une caresse d'Edith Carlmar est considéré comme le premier film noir du pays.
Plusieurs longs métrages de cette époque font écho, ou même explicitement référence, aux grands classiques américain : Nuit de brume de Lars-Eric Kjellgren, avec son clin d'œil direct à Laura de Preminger, ou Deux minutes de retard de Torben Anton Svendsen, avec sa séquence d'ouverture qui évoque Gun Crazy de Joseph H. Lewis. Billy Wilder et Assurance sur la mort ont inspiré La mort est une caresse, quand Hasse Ekman fait écho à Citizen Kane, reprenant sa structure narrative dans La Fille aux jacinthes. Il y a pourtant moins de nihilisme et de misanthropie dans le Noir scandinave que chez son équivalent américain. Ce qui prime, c'est le destin, la profondeur émotionnelle et leur influence sur les actes de chacun. La fatalité colle d'emblée aux personnages, pour ne plus les lâcher. Gros plans menaçants, angles de caméra déconcertants, jeu dramatique entre ombres et lumières installent une tension psychologique, un univers instable. L'action se déroule principalement pendant la nuit, propice à l'utilisation du clair-obscur qui souligne le caractère ambigu des personnages. Et les décors urbains, comme ceux qu'éclaire magnifiquement le directeur de la photographie Gunnar Fischer dans Nuit de brume, viennent renforcer l'atmosphère d'incertitude et de paranoïa.
Les films noirs norvégiens, danois et suédois partagent non seulement des éléments thématiques et stylistiques, mais aussi des similitudes linguistiques et culturelles. Si chaque pays a su s'approprier les codes du film noir à sa manière, toutes ces œuvres composent une vue d'ensemble de la société scandinave des années 40 et 1950 – où l'obscurité prime.
Après cette période d'après-guerre, la fièvre du film noir retombe en Scandinavie. À quelques exceptions notables près, le Noir scandinave reste en sommeil pendant des décennies, jusqu'à ce que le genre refasse surface au tournant du millénaire. Des films comme Insomnia (1997) ou Millénium : Les hommes qui n'aimaient pas les femmes (2009), des séries policières telles que The Killing (2007) ou The Bridge (2011) vont séduire le monde entier, et déclencher une nouvelle vague de films noirs, qui continue de façonner le modèle du genre à la sauce nordique.
Tora Berg