En 1975, Mario Martone fonde Falso Movimento qui, comme d'autres compagnies d'avant-garde, telles que Magazzini Criminali ou Gaja Scienza –, considère l'image filmée comme un prolongement naturel du théâtre, en même temps qu'une composante essentielle de la réalité physique. En accueillant le cinéma, le théâtre pouvait ainsi s'extérioriser. Si auparavant le cinéma avait ouvert une fenêtre sur le monde, il en ouvrait désormais, avec le théâtre et le roman, une autre : ce n'est pas un hasard si le dernier spectacle de Falso Movimento s'intitule Ritorno ad Alphaville (Retour à Alphaville). Martone est donc un architecte du récit et de la mise en scène, qu'on ne peut cantonner au seul cinéma. Il passe d'un chantier à l'autre, s'immerge dans les films, le théâtre, l'opéra, avec toujours en tête l'idée de dialoguer avec la littérature : Elena Ferrante, Anna Banti et Dostoïevski pour Frères d'Italie, Eduardo De Filippo, Ermanno Rea pour Nostalgia. Il est aussi le seul, avec Ermanno Olmi, à avoir trouvé le courage de se mesurer à Giacomo Leopardi.
Vedi Napoli...
Au cœur de son parcours : Naples. « À force de partir, je suis resté chez moi », pour reprendre les mots de Béjart. Même si Martone s'en défend : « Je ne fais pas de films sur Naples, mais depuis Naples. » En réalité, il fait des films avec Naples. À commencer par la flânerie de Carlo Cecchi dans Mort d'un mathématicien napolitain. L'acteur incarne Renato Caccioppoli, génial, alcoolique, neveu de Bakounine, communiste hérétique, dans une Naples sombre – il faut attendre une demi-heure pour voir le premier plan en extérieur. Et le voyage se termine au cimetière où « la mort effectue un montage éclair de la vie », pour citer Pasolini, que convoque aussi Rasoi : « Les Napolitains forment une grande tribu qui, au lieu de vivre dans le désert, a décidé de vivre dans une ville en bord de mer. »
Pasolini revient d'ailleurs souvent, un peu comme un frère aîné. I Vesuviani: La Salita évoque Des oiseaux petits et gros, corbeau compris, qui raconte le voyage du maire de Naples (Toni Servillo) au sommet du Vésuve, ventre archétypal de Naples. À la fin de Leopardi, un personnage vient renforcer le pessimisme métahistorique du poème La Ginestra : « Le Vésuve exterminateur (...) avec un léger mouvement, en un instant, annule (...) les magnifiques et progressistes destinées de l'humanité. » Et L'Odeur du sang fait penser à Pétrole, avec son regard étonné sur les entrailles obscures de l'Italie où stagnent, sinon « le fascisme », au moins « du fascisme », comme le dit Barthes à propos de Salò et de Sade.
Naples n'est jamais un simple décor : elle est plutôt propice à créer une atmosphère, à travers la lumière claire de Renato Berta, qui colle parfaitement aux descriptions réalistes et limpides de Leopardi. Elle est aussi l'esprit vibrant de l'utopie qui anime Capri-Revolution, où le nom du fondateur du groupe d'artistes, Seybu, est un anagramme de Joseph Beuys, théoricien d'un art qui a révolutionné les relations interpersonnelles. C'est à Naples aussi que revient Delia, dans L'Amour meurtri, contrainte, après le suicide de sa mère, de regagner sa ville comme elle retournerait au giron maternel, au refoulé. Martone oppose ainsi ses deux comédiennes, une Anna Bonaiuto moderne, nerveuse, face à la personnalité méditerranéenne d'Angela Luce, figure historique du cinéma napolitain. Avec, en toile de fond, la campagne électorale pour la mairie de Naples en 1993, entre l'ex-communiste Antonio Bassolino et l'ancienne fasciste Alessandra Mussolini. Dialogue, aussi, entre les voix et les corps, comme entre Massimo Popolizio et Elio Germano qui, dans Leopardi, personnifient le conflit père-fils.
Un regard politique
Ce sont les « années politiques » de Martone, marquées par l'incipit poignant de Una storia Saharawi, qui voit des enfants dans le désert en train d'imaginer la mer ; tandis que dans Théâtre de guerre, une troupe tente de monter Les Sept contre Thèbes d'Eschyle dans Sarajevo assiégée, en intégrant le conflit dans les trois niveaux de la mise en scène : le théâtre, la réalité hors champ et la guerre en arrière-plan. La dimension politique reste sous-jacente dans Frères d'Italie, où, appliquant la leçon rossellinienne – faire des films avec les matériaux de l'Histoire non pour actualiser le passé, mais pour le faire revivre –, il traite le terrorisme comme une potentielle conséquence de l'utopie révolutionnaire, en enquêtant sur l'unification de l'Italie. Ainsi, le pessimisme léopardien s'articule autour des contradictions du Risorgimento, d'abord au théâtre avec les Petites œuvres morales, puis au cinéma, où il finit par retrouver Naples. Cette dimension, Martone s'y tient encore dans ses trois films suivants, Le Maire du Rione Sanità, Qui rido io et Nostalgia. Une mise en scène à la Eduardo De Filippo, entre Cassavetes et une sceneggiata napolitaine de Mario Merola, dans des pièces closes où les regards se croisent comme chez Hitchcock, dans le premier. Dans le deuxième, un retour au théâtre plein de vie, de passion, de faim, de fierté, avec Eduardo Scarpetta, père naturel des De Filippo, père spirituel de Totò et du grand Nino Taranto (référence évidente pour Toni Servillo). Et enfin, avec Nostalgia, la difficile réappropriation d'une identité, un voyage sentimental, non plus dans la Naples des intellectuels qui se prennent pour des héritiers des Jacobins de 1799, mais dans le quartier du Rione Sanità, ses entrailles, où se mêlent misère et noblesse, pègre et sainteté, où la seule raison possible passe par les sentiments. Où Pierfrancesco Favino, le regard suspendu entre le ciel et la mer, pense peut-être aux émigrants de Matarazzo : « Pe nuje ca ce chiagnimmo 'o cielo 'e Napule » (« Pour nous qui pleurons le ciel de Naples »).
Dans Fuori, on marche aussi beaucoup, pour compenser le temps que passe l'héroïne à Rebibbia. Goliarda Sapienza, grande écrivaine, se retrouve en prison pour un petit vol commis chez une amie. Au-delà de la biographie, le spectateur est confronté à plusieurs plans narratifs : trois femmes, à l'intérieur et à l'extérieur de la prison, aux histoires personnelles entremêlées. Mais l'une d'entre elles (Valeria Golino) porte aussi les aspirations de l'autrice – Goliarda – et, accessoirement, celles de Martone et de sa scénariste Ippolita Di Majo. Tout en interagissant avec ses compagnes, elle les « écrit », et nous implique directement au fur et à mesure que s'élabore son histoire. Dans le cinéma de Martone, la citation n'est pas de l'exhibitionnisme, c'est une forme de montage, à la manière de Godard, d'éléments constitutifs du monde : faits, films, choses, sons, textes. Ce qui est montré, ce que l'on sait et ce que l'on est : ce tout compose un « second regard », qui permet de comprendre plus clairement la réalité, l'histoire et la forme du film.
Sergio Toffetti