Fragments de lumières sur le cinéma indonésien

Jean-Michel Frodon - 23 octobre 2025

LOVE FOR SHARE - PANORAMA DU CINEMA INDONESIEN

« Il n'est plus temps de continuer à tout ignorer de ce cinéma », écrivait Serge Daney de retour de Djakarta dans les Cahiers du cinéma en... 1981. Quarante-quatre ans plus tard, on n'a pas fait beaucoup de progrès. Malgré le travail pionnier du Festival des 3 Continents notamment, la visibilité internationale du cinéma indonésien a connu une (très relative) émergence en 1998 seulement, avec la sélection au Festival de Cannes de Feuille sur un oreiller de Garin Nugroho. À ce moment-là, le cinéma indonésien existe depuis... la datation n'est en fait pas évidente.

Des films sont tournés dès les années 1920, dans ce qui s'appelle alors les Indes orientales néerlandaises, par des colons néerlandais, bientôt surtout par des membres de la communauté chinoise. L'occupation japonaise, de 1942 à 1945, puis la guerre de libération contre le colonisateur, jusqu'à la reconnaissance de la République d'Indonésie en 1949, donnent également lieu à une production où dominent les mélodrames et les « films de jungle ». Malgré les efforts du cinéaste devenu fondateur et directeur de la Sinemathek, Misbach Yusa Biran (le Langlois indonésien), la quasi-totalité de ces films sont perdus.

En phase avec la naissance de la nation indonésienne moderne, sous la présidence de Sœkarno, père de l'indépendance et leader du mouvement des non-alignés, le cinéma national prend son essor avec un dynamisme certain. La grande figure de ce développement est le cinéaste Usmar Ismail, auteur d'une œuvre en phase avec cette période, mais jamais simplificatrice. En témoigne exemplairement La Longue Marche (1950), film de guerre retraçant la lutte contre le colonisateur néerlandais, impressionnant par son ample mise en scène comme par la complexité des affects et des comportements de ses personnages, loin du manichéisme usuel en pareilles circonstances. Ismail, qui fonde la société de production nationale, la Perfini, est l'auteur de 28 longs métrages, souvent en écho à l'histoire politique et sociale du pays, et sera aussi le mentor d'une génération de jeunes réalisateurs.

Au cours des années 50, la production indonésienne connaît un développement important, avec aussi un cinéma commercial dynamique, où prospèrent les films fantastiques et d'horreur. Cet élan est en grande partie brisé par l'établissement, en 1967, après une période de graves violences, du régime de l'Ordre nouveau de Sœharto. Régime qui durera plus de 30 ans et dont, bien plus tard, au cinéma, L'Année de tous les dangers et The Act of Killing tireront le bilan.

Néanmoins, à partir des années 70, l'industrie reprend des forces, avec des films grand public, tandis que des auteurs interrogent la complexité de l'archipel aux 17 000 îles, pays avec la plus grande population musulmane au monde, et où cohabitent ethnies, langues, religions, modèles économiques, sociaux et familiaux extraordinairement divers. Parmi ces auteurs, Sjumandjaja, ayant débuté à la Persani comme scénariste puis formé à Moscou, affronte la censure avec des films critiques sur l'état de la société, où le mélodrame et les scènes d'action soutiennent des interrogations sur l'engagement politique, la religion et la vie quotidienne.

Depuis l'indépendance, le meilleur du cinéma indonésien se développe en lien direct avec la littérature et le théâtre. À partir de 1968, le Teater Populer, fondé par Teguh Karya avec principalement une inspiration brechtienne en écho aux réalités du pays, est le creuset d'un ensemble de films qui mettent en question mœurs dominantes et traditions. Le Teater Populer contribue aussi à la formation de nombreux acteurs, tandis que, comme cinéaste, Teguh Karya s'affirme comme une figure majeure des années 70-80, avec des films où peuvent s'associer réflexion sur le monde du spectacle, discussion de l'ordre familial et rebondissements intimes dans le style du soap opera.

Prolifique, l'industrie indonésienne des années 70-80 prospère notamment grâce à des comédies en phase avec l'entrée d'une partie du pays dans une ère de développement où fleurit une bourgeoisie urbaine – exemplairement ceux de Nawi Ismail –, comme avec des films aux confins de l'action, du fantastique et de la fable morale et religieuse – avec parfois d'inattendues transgressions et excès, comme dans The Narrow Bridge (1982) de Chaerul Umam, cinéaste qui demeure actif jusqu'au début des années 2010.

Feuille sur l'oreiller est déjà le dixième film de Garin Nugroho lorsqu'il lui vaut une visibilité méritée – mais fondée en partie sur un malentendu. Ce film d'inspiration néoréaliste, tourné parmi et avec les enfants d'un quartier déshérité, est d'une grande force visuelle et émotionnelle, mais loin de rendre compte de l'ampleur des talents du cinéaste. En témoignent notamment, parmi ses grands films, le courageux et stylisé Un poète (2000), dénonciation de la dictature, la grande fresque Opéra Jawa (2006), qui retraverse la culture de son île natale magnifiée par un cinéma inventif et contemporain, ou le très audacieux Mémoires de mon corps (2018).

Très dynamique depuis le début des années 2000, le cinéma grand public bénéficie d'un riche tissu de productions et d'un réseau de multiplexes en pleine extension, qui ambitionne de s'installer dans les grandes villes des provinces indonésiennes. En 2023, 115 millions d'entrées marquent une remontée significative après le gap de la pandémie, plus de la moitié de la fréquentation concernant des films indonésiens.

Le genre roi, qui profite aussi d'un important marché dans toute l'Asie du Sud-Est, reste le film fantastique et d'horreur, avec des références aux mythologies et démonologies locales. Parmi eux, Les Esclaves de Satan (2017) de Joko Anwar, remake d'un succès de 1980, fait figure de référence, tandis que son réalisateur vient de produire une série dans le même registre pour Netflix, Nightmares and Daydreams. En 2023, KKN di Desa Penari d'Awi Suryadi, autre blockbuster fantastique, devient le film le plus rentable de toute l'histoire du cinéma indonésien.

Révélée par Teguh Karya, actrice dans Atheis de Sjumandjaja, Christine Hakim, star du grand écran indonésien, est également devenue productrice pour Feuille sur l'oreiller. D'autres femmes occupent désormais une place majeure dans le cinéma du pays, suivant les traces de la pionnière Ratna Sarumpaet. Trois figures féminines majeures s'imposent ainsi dans les années 2000. Saluée pour le premier film figurant clairement l'homosexualité (Arisan!, 2003), Nia Dinata est aussi l'autrice de Love for Share (2006), critique vigoureuse de la polygamie et de l'instrumentalisation de l'Islam pour justifier un patriarcat dominateur. Mouly Surya a deux films à son actif quand elle tourne le très remarqué Marlina, la tueuse en quatre actes (2017), qui remet en jeu avec humour et panache sous un éclairage féministe tous les codes des films de genre (thriller, horreur, western, fantastique...). Et Kamila Andini a déjà signé trois beaux films lorsqu'elle obtient une reconnaissance méritée avec Une femme indonésienne (2022), retour sur l'histoire violente de son pays sous le signe des multiples formes de domination, militaire, masculine, générationnelle, spirituelle, traitées avec une grâce à la fois envoûtante et ironique.

Jean-Michel Frodon

Jean-Michel Frodon a été responsable de la rubrique cinéma au Monde et rédacteur en chef des Cahiers du cinéma. Auteur de nombreux ouvrages, il a notamment écrit Le cinéma d'Edward Yang.