Dos au mur - À propos de Toâ (1949), de Sacha Guitry

Bernard Benoliel - 22 octobre 2025

 TOA _ CYCLE Sacha Guitry 1949

1.

« – Toâ, votre nouvelle pièce, est une comédie contemporaine ?
– Guitry : Oui, contemporaine1»

1949 : Sacha Guitry éprouve le besoin de reprendre en la modifiant une de ses pièces (Florence), montée dix ans plus tôt ; c’est Toâ, qu’il joue au Théâtre du Gymnase. Plus encore, il tourne le film à même le décor de la pièce et continue à l’écran de donner la réplique à sa cinquième épouse, Lana Marconi. L’intrigue : un auteur et acteur de théâtre (Michel Desnoyers/Sacha Guitry) révèle un soir de représentation qu’une femme dans le public a l’intention de tirer sur lui tandis qu’il dira son texte. La femme, assise dans les premiers rangs, en fait son ancienne maîtresse (Anna Ecaterina/Lana Marconi), l’apostrophe sans ménagement et, de la salle à la scène et vice-versa, s’ensuit un temps un drôle d’échange vipérin entre elle et lui.

1936 : le même (?) Guitry avait réalisé Faisons un rêve, d’après une pièce créée vingt ans auparavant et jouée avec ses deux premières épouses (Charlotte Lysès, Yvonne Printemps) avant qu’il ne continue en homme constant à donner, cette fois dans le film, la réplique à la troisième, Jacqueline Delubac. L’intrigue : un avocat, et du genre beau parleur (Guitry), persuade à force d’une logorrhée irrésistible – y compris un monologue téléphonique d’anthologie – une jeune et pétillante femme mariée (Delubac) de le rejoindre chez lui pour la soirée. Elle y consent, elle aussi désirante, et cède au point d’y passer la nuit entière.

2.

Treize années séparent les deux réalisations, soit deux divorces (Delubac, Geneviève de Séréville), deux mariages (de Séréville, Lana Marconi), trois régimes (IIIème République, gouvernement de Vichy, IVème République) et une guerre mondiale qui a laissé à l’artiste de sales traces indélébiles. Et puis encore d’un film à l’autre, le temps qui passe pour Guitry le séducteur, l’âge qui vient, jeune marié de cinquante ans en 1936, la soixantaine bien tassée en 1949 et une amertume jusqu’à la fin au lieu de son insouciance d’avant. Alors, malgré les apparences et les efforts de l’auteur pour faire comme si de rien n’était, justement rien n’y fait et Toâ ressemble au cauchemar de Faisons un rêve.

C’est dit par Desnoyers/Guitry au début de Toâ : « Ah ! C’était mon rêve d’avoir auprès de moi une femme vivante, mais à ce point-là c’est mortel ». C’est redit par le monologue d’ouverture de la pièce qu’il est censé jouer dans le film, variation et commentaire sans cesse interrompus de la célèbre envolée de Faisons un rêve. Et c’est signé quand Lana Marconi déchaînée – et un Guitry complice – ose, depuis la salle, s’en prendre à l’objet adoré, celui dont il vient de s’emparer sur scène et qui vaut presque comme sa signature ou son blason, celui par lequel tout arrivait et se dénouait dans Faisons un rêve :

« Voilà le principal personnage des comédies de Monsieur… Il adore son téléphone ! D’abord il peut parler tout seul interminablement et, en plus, ça lui économise un acteur ! ».

3.

S’il a la force d’organiser de main de maître tout ce désordre amoureux, Sacha Guitry en fait son sujet comique pour mieux cacher qu’il ne s’est jamais senti exposé à ce point, en ce lieu d’ordinaire si rassurant, le théâtre, mais où désormais c’est toute la salle qui peut entrer en scène. D’un film à l’autre, Guitry a bien rajouté une rampe (rempart ?), il la filme même et en fait l’éloge. Ou plutôt, il la rend visible d’un film à l’autre car il n’est pas un texte, une ligne, une pensée, un effet dans toute l’œuvre volumineuse de l’auteur qui ne pense au public, à la présence du public même en son absence, pas un plan de ses films qui ne soit « tourné » en direction de la salle (pas un plan – de cinéma – qui ne soit aussi une scène – de théâtre). Les déclarations2 et les preuves abondent, ne serait-ce, pour rester dans le même registre, que cette façon de Guitry dans Faisons un rêve de s’adresser en gestes, en regards et en paroles à la caméra et au spectateur, invisibles et confondus.

Il n’empêche, la rampe révélée dans Toâ, et du coup la force imaginaire de son pouvoir protecteur comme amoindrie, laisse cette fois l’acteur encore plus nu en scène que d’ordinaire, vulnérable, martyr de fraîche date dans l’attente d’être transpercé, autant de flèches décochées depuis la salle, les cintres ou les coulisses ici par une maîtresse éconduite, mais pourquoi pas aussi un journaliste envieux, un écrivain rival, un acteur plus jeune, une cour de justice ou un résistant de la dernière heure. Tous les murs du spectacle semblent menacer de basculer comme des paravents.

Le dispositif de Toâ, source de l’effet comique (et origine d’une modernité cinématographique qui fait passer l’atmosphère un peu surannée de la pièce et oublier un dernier « acte » languissant ou comme épuisé), témoigne d’une inquiétude venue sur le tard, d’une menace diffuse et réelle. De fait, Lana Marconi semble venger la Jacqueline Delubac de Faisons un rêve : là où cette dernière, hypnotisée en somme par la voix de son Maître, passait la porte d’entrée (où il avait pris soin de laisser la clé), puis celle au fond du plan et, comme dans un rêve d’érotomane, avançait pour l’embrasser enfin, la virago de Toâ, elle, sort de la salle entre deux gendarmes et reparaît en haut des marches de ce décor de théâtre, comme passée par un trou de la toile peinte. De la clé (des songes) au trou (noir), l’entrée en scène de la femme désirée vire à la terreur de l’intrusion. Et là où la jolie Delubac avait l’injuste réputation de ne jouer que le bel ornement, sachant de film en film magnifiquement se taire pour écouter les soliloques et déclamations de son narcisse de mari (« Moâ »), Marconi la harpie dispute à l’auteur son bien le plus précieux, la parole, elle l’oblige à une sorte d’« intelligence avec l’ennemi », autrement dit le contraint au dialogue et à céder du terrain.

4.

En l’interrompant sans cesse depuis sa place, en le coupant, elle le sort chaque fois du rôle dans lequel, sur scène, il tente d’entrer. Sauf que le personnage et son auteur, comme à l’habitude, se confondent (c’est là que Guitry prend quand même son plaisir, c’est là qu’il l’a toujours pris). Plus exactement, le personnage se tient au plus près de la personne si bien que l’un et l’autre n’ont pas grand chemin à faire pour « entrer » dans le rôle ou en « sortir ». Et dans Toâ, sortir du personnage revient à y entrer chaque fois un peu plus puisque le rôle est ainsi fait, celui d’un homme pris ou écartelé entre l’auteur et l’acteur, entre vie privée et vie publique, séduction et lassitude, scène et salle, presque entre théâtre et cinéma.

Entrer/sortir du rôle ou de soi et que les deux ne fassent toujours qu’un (« Mon double, c’est moi-même »), voilà le rêve de Guitry. Et aussi entrer/sortir de scène comme si cela pouvait être une même chose – du spectacle dans les deux cas –, accomplir le fantasme d’« un monde à une seule scène3 ». Là encore, le décor de Toâ entretient l’illusion, l’exhibe même avec une simplicité vertigineuse : un unique décor, celui d’un cabinet de travail, qui se fait passer d’abord pour le vrai intérieur de Desnoyers/Guitry, puis qu’on retrouve, forcément identique – et soi-disant « transporté » – sur la scène du théâtre. Comme si entre la vie et le jeu, le jeu et la vie, on pouvait sans cesse faire le mur, pousser une porte ou passer la rampe, comme si le simulacre et la vérité s’équivalaient ou s’échangeaient sans coup férir. Lana Marconi, montée sur scène sans invitation et constatant avec surprise que les livres de la bibliothèque ne sont que des trompe-l’œil, le dit joliment : « C’est pourtant vrai que c’est faux ».

Entrer/sortir, non pour abolir les passages, qui sont source de plaisir, mais pour les rendre imperceptibles, invisibles, une mystification source d’un plaisir encore plus grand et même signe de l’art. Guitry faisant l’éloge de Michel Simon au générique de La Poison (1951) :

« Vous êtes exceptionnel. Je dirais même : unique… Car, entre le moment où vous cessez d’être vous-même et celui où vous jouez votre rôle, il est impossible de voir la soudure. Et il en va de même lorsque, cessant de jouer, vous redevenez vous-même. Si bien que, en principe, il n’y a aucune raison d’interrompre les prises de vue… ».

Ou Guitry se souvenant de Sarah Bernhardt (citée aussi dans Toâ) :

« J’ai vu Sarah Bernhardt, un soir, me parlant en coulisse, la main sur le bouton de la porte d’un décor, et finissant sa phrase alors qu’elle franchissait le seuil de cette porte. Je l’ai donc vue passer de la ville à la scène, de la femme qu’elle était au personnage qu’elle allait être – étant encore l’une et pourtant déjà l’autre. Cela n’a duré précisément qu’une seconde – mais durant cette seconde, elle a été deux femmes – et comme elle jouait le rôle d’un personnage cruel, elle eut vers moi, finalement, un geste affectueux qui se trouvait démenti par un regard féroce – me donnant ainsi le témoignage prodigieux d’un mimétisme instantané.4 »

Et Guitry lui-même dans Toâ, capable de passer en un éclair du « je » au « jeu » quand, ayant demandé à Marconi s’il pouvait enfin commencer à jouer le rôle pour lequel il se tenait sur scène, soudain, comme un sprinter au coup de pistolet, enchaîne sur son texte à une vitesse telle – à même le corps, c’est-à-dire sans l’aide d’un bouton de porte –, à la fois immobile et déjà loin, qu’on renonce ici à décrire l’effet produit sur le spectateur d’une pareille « transformation à vue ».

5.

Sauf qu’en même temps que s’accomplissent ces prouesses dignes du comédien de Faisons un rêve ou de Quadrille, quelque chose comme un malaise continue d’entraver cette joie d’entrer et de sortir, ce va-et-vient heureux et si longtemps reconduit. Comment continuer à faire semblant que deux espaces distincts n’en forment qu’un ? Comment se glisser de la coulisse à la scène ou passer une rampe qui se dresse, visible à présent, entre la scène et l’orchestre ? Cauchemar à double entrée : que les spectateurs, d’un côté, accèdent au plateau et, de l’autre, que l’auteur n’ait plus accès à l’espace illimité d’un jeu sans bornes (définition de l’enfance ?). Autrement dit, si l’œuvre de Guitry depuis ses débuts n’avait jamais eu peur de jouer avec la salle – et de se jouer de la rampe –, c’est qu’elle n’en avait rien eu à craindre jusque-là. Mais dans Toâ, le dévoilement des règles du théâtre qui hystérise la machine à rire (l’irrésistible drôlerie de la joute verbale entre Guitry et sa spectatrice récalcitrante) révèle aussi un nouvel interdit (loin de s’élargir, l’espace du jeu rétrécit péniblement) et, dès lors, masque un manque. L’excitation du dispositif servirait à dissimuler une absence.

Pour comprendre ce qui vient à manquer, il faut en revenir à Faisons un rêve. En revenir à ce petit matin de 1936, quand les deux amants qui ne devaient pas passer la nuit ensemble, mais endormis par mégarde, se réveillent dans le lit de l’avocat. Lui, jubile et d’emblée se consacre à la convaincre de leur chance malgré les apparences. Et réussissant enfin à la faire sourire de la situation, il propose illico de recommencer…, c’est-à-dire de se remettre au lit pour rejouer, ensemble cette fois, le bonheur du réveil à deux… au risque que ne surgisse le mari. Le lit ! Parmi tous les lieux ordinaires, connus ou obligés – ceux de l’espace social –,

« il y en a qui sont absolument différents : des lieux qui s’opposent à tous les autres, qui sont destinés en quelque sorte à les effacer, à les neutraliser ou à les purifier. Ce sont en quelque sorte des contre-espaces. Ces contre-espaces, ces utopies localisées, les enfants les connaissent parfaitement. Bien sûr, c’est le fond du jardin, bien sûr, c’est le grenier, ou mieux encore la tente d’Indiens dressée au milieu du grenier, ou encore, c’est – le jeudi après-midi – le grand lit des parents. C’est sur ce grand lit qu’on découvre l’océan, puisqu’on peut y nager entre les couvertures ; et puis ce grand lit, c’est aussi le ciel, puisqu’on peut bondir sur les ressorts ; c’est la forêt, puisqu’on s’y cache ; c’est la nuit, puisqu’on y devient fantôme entre les draps ; c’est le plaisir, enfin, puisque, à la rentrée des parents, on va être puni.»

Le lit des parents selon Michel Foucault ressemble, à la lecture, à une description exactement contraire de la « scène primitive » imaginée par Freud : au lieu d’une vision traumatique, un espace heureux où le jeu et l’excitation se confondent. Le lit de Faisons un rêve ressemble à celui de Foucault : un navire pour découvrir de nouveaux rivages6, mais c’est aussi une scène miniature, un petit espace emboîté dans le grand espace de la chambre ou de la scène. Le lit aussi, c’est du théâtre. Et le théâtre a toujours été pour Guitry cette « utopie localisée », l’hétérotopie majeure, un espace aux dimensions flottantes, le lieu par où s’évader du social pour conquérir un monde (l’art, les femmes, la célébrité), le lieu aussi d’une exhibition enfantine où voir et être vu n’a rien d’effrayant, au contraire.

À l’inverse, Toâ fonctionne comme si Guitry avait intégré sur le tard, à son corps défendant, la loi freudienne (Lana Marconi dans le rôle de la grande castratrice, le couperet de la rampe) et avait transformé quand même – c’est plus fort que lui – cet intime-là forcément plus pénible en une comédie sur sa souffrance. C’est qu’entre Faisons un rêve et Toâ, Guitry a appris pour la première fois de sa vie qu’il pouvait être interrompu, pas seulement par un mari cocu et facile à berner, mais brutalement par l’Histoire de son temps, par le temps de l’Histoire. Il a éprouvé que celle-ci pouvait s’autoriser à venir le chercher sur la scène de son existence – et pas seulement cette histoire de France à l’ancienne dont il se régalait (Le Mot de Cambronne, Remontons les Champs-Élysées), celle qu’il racontait en connaisseur et aussi en aveugle à force de vanter une soi-disant glorieuse permanence de l’histoire nationale (De Jeanne d’Arc à Philippe Pétain). Il a appris à ses dépens que l'Histoire pouvait le sortir de son lit. Le 23 août 1944, deux jours avant la Libération officielle de Paris, il est arrêté dans sa maison-musée de l’avenue Élysée-Reclus, emmené en robe de chambre, pyjama et pantoufles par des résistants, en tout cas des hommes portant brassard FFI (Forces Françaises de l’Intérieur), accusé de collaboration avec l’occupant, conduit en prison pour soixante jours et, de procès en procédures, contraint au silence pendant trois ans.

À soixante ans passés, quelque chose de l’enfance s’est cassé-là, dont Toâ témoigne, comme tous ses films de l’après-guerre chacun à sa manière : de la salle, du fond du décor, de la coulisse où l’auteur avait régné sans partage et joué même à confondre les espaces sans autre risque que de faire une œuvre, désormais le danger, l’opprobre et la honte peuvent en surgir autant que la fête ou la femme. Désormais, le monde extérieur existe séparément, et il se manifeste, il entre à son tour, il apostrophe même. Et Guitry, lui, n’entre ni ne sort plus comme bon lui semble, ressemblant plutôt à un acteur assigné à résidence sur scène ou y allant comme à la potence, monstre sacré mais surtout monstre en cage, dévisagé plutôt que regardé, sorte de Lola Montès au masculin, désigné à la vindicte populaire et condamné quoi qu’il lui en coûte à faire rire les spectateurs d’une France libérée.

« – Vous ne faites pas de générale ?
– Guitry : Comprenez-moi, Monsieur : un homme qui, depuis quatre ans, a été abreuvé d’injures, n’a pas envie de se retrouver en face d’une meute acharnée.7 »

6.

Dans Toâ qui reprend Faisons un rêve comme le négatif d’une copie positive, on retrouve bien le décor du cabinet de travail du personnage principal, le bureau et le téléphone ne manquent pas non plus à l’appel. Tout semble revenu à sa place, les objets eux-mêmes prêts à jouer la comédie comme avant. Rien ne manque sauf, entre-temps, un élément qui a disparu de la scène, oublié ou escamoté : le lit. Ce qui a disparu, tombé dans le trou du temps historique, c’est la jouissance. Reste le plaisir. Forcément, c’est un peu triste.

 


Une première version de ce texte a été publiée dans le catalogue du festival « Temps d’images » (une programmation de Pierre-Marie Goulet et Teresa Garcia, Cinémathèque portugaise, 30 octobre-11 novembre 2009).

Notes

  1. Pierre-André Baude, « Le rideau se lèvera ce soir sur le décor de bois sculpté de Toâ, la nouvelle pièce de Sacha Guitry », L’Aube, 6 mai 1949.

  2. « Tu fus un modèle exemplaire, / N’ayant jamais connu qu’un maître : le Public, / Et n’ayant eu qu’un but : lui plaire. » (Sacha Guitry dans Deburau, 1950).

  3. Philippe Arnaud, Toâ, dans Sacha Guitry, cinéaste (collectif, coordonné par Ph. Arnaud), Yellow Now, 1993.

  4. Sacha Guitry, Et Versailles vous est conté…, 1953, repris dans Cinéma, Éditions des Presses de la Cité/Omnibus, 1993.

  5. Michel Foucault, « Les hétérotopies », 1966, repris dans Le Corps utopique, les Hétérotopies, Éditions Lignes, 2009.

  6. « (…) le bateau, le grand bateau du XIXe siècle, est un morceau d’espace flottant, un lieu sans lieu, vivant par lui-même, fermé sur soi, libre en un sens (…) », M. Foucault, « Les hétérotopies », op. cit.

  7. Pierre-André Baude, L’Aube, op. cit.


Bernard Benoliel est directeur de l'action culturelle et éducative à la Cinémathèque française.