L'Âme sœur qu'on devine

Bernard Payen - 18 juillet 2025

A VENDRE - LAETITIA MASSON RETRO

C'est l'histoire d'une cinéaste qui faisait des films comme des enquêtes pour espérer peut-être en savoir plus un jour sur le sentiment amoureux.

Tout commence avec la promotion 1991 de la Fémis, département image. Quelques courts métrages. Et puis la révélation, en 1995, avec un premier long métrage, En avoir (ou pas). Laetitia Masson est alors identifiée sur la planète du cinéma d'auteur français. Elle filme une génération d'êtres qui oscillent, pris dans les rets d'un monde trop grand pour eux. Alice et Bruno, deux jeunes gens qui n'auraient jamais dû se croiser, deux personnages ayant en commun d'être emmêlés dans les incertitudes de leurs vies. Alice, licenciée de son travail à la chaîne dans une usine de conditionnement de poisson à Boulogne-sur-Mer, Bruno, ouvrier et joueur de foot à Lyon. Alice danse, Alice veut chanter, elle cherche à acquérir sa liberté, son indépendance. Alice, c'est la matrice d'un personnage que Laetitia Masson va modeler tout au long de sa filmographie. Dans En avoir (ou pas), elle est incarnée par Sandrine Kiberlain, son premier double de cinéma, dont le talent éclate dans ce début marquant. Le tandem Masson-Kiberlain se prolonge dans deux autres films : À vendre (1998) et Love Me (avec Johnny Hallyday). Ce triptyque qui ne dit pas son nom explore les contours de différents personnages féminins mouvants, à travers des récits et des formes esthétiques différentes. On y observe déjà le goût de la réalisatrice pour l'enchevêtrement des temporalités, l'attrait pour les plans-séquences, et la tentation de mêler la réalité à l'imaginaire.

Expérimentations formelles

Au début des années 2000, Laetitia Masson clôt son association de travail avec Sandrine Kiberlain. Une rencontre inattendue avec Isabelle Adjani ressemble à un rêve éveillé, à l'image du film qui se concrétisera, La Repentie, ou le portrait de Charlotte, personnage entre attachement et détachement. Film de fuite et d'errance, des hommes à sa poursuite. Et le souvenir tenace d'une femme qui danse à l'écran, comme cette séquence mémorable dans laquelle Adjani chaloupe en mouvements gracieux sur Grace de Jeff Buckley, au milieu de la promenade des Anglais à Nice. L'une des caractéristiques importantes de l'œuvre cinématographique et télévisuelle de Laetitia Masson a été de trouver un processus de fabrication différent à chaque fois, en mêlant très souvent une dimension intime ou autobiographique à la fiction ou à l'expérimentation. C'est pleinement le cas avec Pourquoi (pas) le Brésil, ou l'histoire d'un livre de Christine Angot qui finit par la happer alors que la commande initiale d'un producteur était une adaptation classique. Transformant les contraintes économiques en une force esthétique, la cinéaste invente un personnage de détective-réalisatrice partant à la recherche d'un livre, d'un film, comme de l'amour. Une enquête bien évidemment semée d'embûches, questionnant la réalité et la fiction. Laetitia Masson se filme elle-même en même temps que son double de fiction, incarné par Elsa Zylberstein. Le résultat produit sur le spectateur un vertige extrêmement singulier.

Se plonger dans le cinéma de Laetitia Masson, c'est s'aventurer soi-même par épisodes dans les multiples définitions du sentiment amoureux. Coupable (2008) est l'un de ces épisodes. Un récit imaginé comme un puzzle, pièce par pièce. Passionnée par les films noirs américains, la réalisatrice invente sa propre « série noire », toute en ruptures de tons, dans laquelle les personnages révèlent la complexité de leurs sentiments. Elle part d'un cadre à la fois réel et stylisé pour y inscrire des personnages romanesques, à l'instar de Marguerite, incarnée avec force et subtilité par Hélène Fillières. La structure du film d'enquête permet d'inclure plus facilement le spectateur et d'instaurer un dialogue avec lui.

Un rapport passionné à la musique

En 2011, Laetitia Masson réalise son premier film pour la télévision. Dans Petite Fille, elle transpose son rapport au monde avec liberté, sans compromission, tout en s'adaptant au public potentiellement élargi. Sylvie Neige, la protagoniste principale, incarnée de nouveau par Hélène Fillières, ne supporte pas qu'on décide pour elle. Elle n'est pas « à vendre » non plus, comme l'était France Robert, l'héroïne de son deuxième film. Et c'est une amoureuse à l'intensité passionnelle, même si cela l'entraîne dans une spirale de violence. Deux grandes figures de la musique sont au générique, Benjamin Biolay (comme acteur et compositeur-interprète) et Jean-Louis Murat, dont on a souvent entendu les compositions dans ses films. La récurrence des présences de Murat et Biolay incarne précisément son rapport passionné à la musique dans des films souvent parsemés de chansons pop enrichissant les récits (PJ Harvey, Marianne Faithfull, Robbie Williams), ou leur donnant leur rythme. Laetitia Masson filmera aussi Murat dans un documentaire à Nashville (Falling in Love Again, 2009) et Benjamin Biolay dans un portrait fiction (Dans ta bouche, 2010). « La seule chose que j'aime faire, c'est peindre, ça aide à comprendre la nature, les gens » : Laura (Élodie Bouchez) est peintre à ses heures perdues dans Chevrotine, mais elle pourrait être aussi cinéaste à part entière.

Les dernières œuvres réalisées à ce jour par Laetitia Masson, qu'il s'agisse de ce film de 2020 pour Arte, ou de Un hiver en été sorti dans les salles en juillet 2023, montrent autant un état du monde à travers des personnages qu'une nature, des territoires traversés par des figures insoumises, cachant leur fragilité derrière de l'assurance. Coûte que coûte, malgré des budgets réduits, la cinéaste continue de tourner, de s'aventurer dans de nouvelles voies formelles, et aussi, plus que jamais, comme le chantait Murat dans son titre Foule romaine, de « tâter l'âme sœur qu'on devine ».

Bernard Payen

Bernard Payen est responsable de programmation à la Cinémathèque française.