Entre deux rives

Frédéric Mercier - 18 juillet 2025

Un garçon tire une balle vers la Lune. Un homme dévale une calanque, aimanté par une lueur astrale. Depuis Ressources humaines et jusqu'à Enzo, en passant par Entre les murs, Laurent Cantet a été estampillé cinéaste social. Et s'il n'a cessé de disséquer les tensions entre le sujet et le groupe, ainsi que les échecs de nombreuses utopies, son cinéma n'est exempt ni de trouées lyriques, ni d'envolées poétiques. Au contraire, elles abondent pour tenter d'approcher le tumulte intime d'individus partagés entre désir de conformisme et aspiration à la solitude.

Le collectif comme utopie

Né en 1961, ce fils d'instituteur intègre l'IDHEC aux côtés de Dominique Moll, Thomas Bardinet et Gilles Marchand — une génération de cinéastes qui, dès le début des années 90, souhaite observer avec netteté le flou des rapports humains. Ensemble, ils expérimentent le travail collaboratif et cherchent à le prolonger en fondant Sérénade Productions, à l'initiative du réalisateur Vincent Dietschy. Chacun y échange ses scénarios, alterne les rôles sur les tournages des autres, puis se retrouve en salle de montage. C'est dans ce cadre que Cantet entame sa collaboration avec Pierre Milon, le chef-opérateur de la majorité de ses films.

De ces années de création collective émergent deux courts, Tous à la manif et Jeux de plage, dans lesquels Cantet amorce plusieurs motifs récurrents : des décors conçus comme des îlots d'observation, depuis lesquels un personnage contemple, dans un mélange de désir et de crainte, une autre rive et ceux qui l'occupent.

Sollicité par Carole Scotta et Caroline Benjo (Haut et Court), ainsi que par Pierre Chevalier (Arte), Cantet réalise en 1996 Les Sanguinaires, premier long métrage pour la télévision. Il y filme un groupe d'individus décidés à ne pas prendre part aux festivités du passage à l'an 2000. Ce refus du monde s'avère fragile et, à mesure que l'idéal s'érige en dogme, le groupe se fissure. La figure de l'idéaliste intransigeant finira par hanter d'autres films. Dans Les Sanguinaires, ce personnage provoque malgré lui l'éclatement du collectif, avant de disparaître dans un reflet irradiant.

Récits du désarroi

Jusqu'à Arthur Rambo, sa dernière réalisation en 2021, tous ses personnages sont voués à la disparition. À commencer par Franck dans Ressources humaines (1999), stagiaire DRH dans l'usine où travaille son père, ouvrier. Comme la plupart des personnages de Cantet, Franck n'est à l'aise dans aucun des rôles que la société ou sa famille lui impose. À force de vouloir concilier les deux – devenir un transfuge sans trahir son milieu –, il se transforme en une silhouette indistincte, vue à travers la vitre dépolie de la porte-fenêtre de ses parents. Dans L'Emploi du temps, inspiré par l'affaire Jean-Claude Romand, à mesure que Vincent cherche à échapper aux injonctions normatives de son père, de son foyer et de l'entreprise, le petit bourgeois se dissout dans la nuit. De sa tentative désespérée d'échapper au déterminisme, subsiste l'image mentale d'un gros nuage couvrant, comme sa dépression, au-dessus des cimes.

Avec ce film, Cantet élabore le modèle d'un récit du désarroi dont il sera coutumier, jusqu'à Enzo (2025) – son film posthume réalisé par son ami, coscénariste et monteur, Robin Campillo : à force d'improviser en société, l'individu fabrique une fiction qui porte à conséquences tragiques pour les autres – notamment les opprimés – comme pour lui. Dans Vers le sud, d'après Dany Laferrière, une touriste sexuelle s'égare corps et âme dans une image de carte postale de Haïti et dans une fiction romantique, afin de ne pas affronter la réalité politique et son propre cauchemar affectif. Pour enregistrer cette vérité que Brenda dénie, Cantet filme son impossible confession face caméra, depuis une forme de réalité alternative.

Le cinéma-atelier

Après des années de tâtonnements, c'est avec Entre les murs (2008) qu'il parvient à l'idéal de sa méthode de travail, fondée sur l'improvisation collective. Inspiré du roman de François Bégaudeau, qui joue son double fictionnel, le film interroge les conquêtes et les impasses de l'école républicaine sans céder à la simplification. Pendant plusieurs mois, Cantet organise des ateliers de coécriture avec des collégiens. Tournées dans leur continuité avec trois caméras, les scènes restituent l'énergie et la friction des échanges. De cette agora jaillit l'image vertigineuse d'une salle de classe désertée, avec ses chaises et ses tables en désordre. Cantet réussit à placer le spectateur dans une position paradoxale – juré appelé à ne pas juger une société vacillante, à l'image de celle d'Arthur Rambo, pensé comme un film de procès. Dans L'Atelier (2017), Cantet interroge les limites de sa méthode quand une écrivaine doublée d'une pédagogue est attirée par un adolescent qu'elle croit pouvoir sauver de la violence. Le gouffre infranchissable entre eux les conduit au bord d'une falaise au cours d'une nuit d'épouvante.

Après le succès de sa Palme d'Or en 2008, Cantet franchit l'océan vers le Canada, puis Cuba pour vérifier l'efficience de sa méthode. Dans Foxfire, confessions d'un gang de filles (2012), d'après Joyce Carol Oates, elle lui permet de puiser dans l'énergie de ses comédiennes pour éviter les pièges de la reconstitution, et envisager avec elles l'euphorie puis la chute d'une utopie féministe dans les États-Unis patriarcaux des années 50. Les adolescentes cherchent à franchir un pont qui les sépare de la route américaine mythique et ses promesses d'évasion. Avec l'écrivain cubain Leonardo Padura, Cantet situe l'action de Retour à Ithaque (2014) sur une nuit et dans un îlot : le toit d'un immeuble à La Havane où brillent, sous forme de scintillements, les peurs et les espoirs déçus d'une génération née pendant la révolution castriste.

Depuis ses essais en bande, tout son cinéma élabore des pistes méthodiques, romanesques et hallucinées pour apporter une lumière aux sombres inquiétudes de Lucy, la scribe des Foxfire : « Qu'est-ce qui nous est arrivé ? Qu'est-ce qui a changé ? » Si toute flamme est vouée à s'éteindre, le cinéma de Cantet continue de brûler dans une incandescence inquiète, qui éclaire autant qu'elle interroge.

Frédéric Mercier