Le travail du négatif

Charlotte Garson - 18 juillet 2025

« Et le démon de l'angoisse est essentiellement, je crois, un démon impur. » (Georges Bernanos, Journal d'un curé de campagne)

Il n'y a guère que Maurice Pialat (1925-2003), cinéaste du temps perdu et retrouvé, pour avoir l'idée de faire un jour un film uniquement avec les prises non choisies, histoire de voir s'il eût été si différent de celui fait avec les prises sélectionnées. Cet accueil de la rature dans l'œuvre, de l'ébauche dans le film fini, caractérise avec un humour torve la capacité de son cinéma à ne pas tuer ce qu'il filme, et donc, à s'assumer comme un art à la fois technique et imparfait, ouvert à l'accident, perpétuellement en recherche. Toute la trajectoire de Pialat est marquée par ses débuts tardifs dans le cinéma, les prises non retenues de sa vie en quelque sorte, que furent son début de carrière comme peintre formé aux Arts décoratifs et exposant ses toiles au Salon des moins de 30 ans en 1946, mais aussi d'acteur de théâtre amateur, de visiteur médical et de représentant en machines à écrire. S'il tourne une série de courts métrages documentaires de commande longtemps restés inédits, ainsi que L'amour existe (1960) et Janine (1962), ce n'est qu'à 43 ans qu'il peut signer son premier long métrage. « Heureusement que vous êtes entré plus tard que les autres dans l'ordre, puisque vous entrez plus tôt dans le beau, le calme et le voluptueux », lui écrira Jean-Luc Godard en 1991, transporté par la vision de Van Gogh, « entré en nous de partout, pas comme un tableau, même sublime, mais comme un effet de vie ».

La France nue

En attendant, L'Enfance nue, bien que financé grâce à l'aide de François Truffaut et couronné du prix Jean-Vigo en 1969, ne départit guère Pialat du ressentiment qu'il éprouve à l'égard de ses cadets privilégiés de la Nouvelle Vague. Cousin des Quatre Cents Coups décapé de tout romanesque, ce film basé sur une enquête sur les enfants placés inaugure l'apport ethnographique substantiel de son cinéma. S'il tient jusqu'au bout à un matérialisme mat (dans Van Gogh, une fois le peintre mort, on plie minutieusement ses draps et on fait les comptes à l'auberge Ravoux), Pialat s'est d'emblée révélé radiographe de la France populaire des années 70 grâce à son emploi de décors réels, de direct et d'acteurs non professionnels à qui des comédiens peuvent donner la réplique. Il filme les lycéens de Passe ton bac d'abord dans le Pas-de-Calais dix ans après l'inoubliable couple Thierry (Pépère et Mémère) de L'Enfance nue, dont les bibelots et photos de famille sur la commode, cueillis en un lent travelling, faisaient l'inventaire d'un monde perdu, le début-de-siècle que balaie plus amplement la magnifique série tournée l'année suivante pour l'ORTF, La Maison des bois. Nourri autant de Renoir que de Ford, le natif de Cunlhat (Puy-de-Dôme) n'est pas chauviniste, mais il est conscient, comme Jean Eustache, du pouvoir qu'a le cinéma d'enregistrer une réalité populaire sous-représentée, à commencer par celle de la jeunesse. Du scénario autobiographique de son importante collaboratrice Arlette Langmann, il tirera à la fois Passe ton bac d'abord et À nos amours. Emerveillé par le talent et le parler contemporain de l'actrice-née Sandrine Bonnaire, il gomme le côté rétrospectif du scénario et augmente son rôle de père, donnant lieu à plusieurs des plus belles scènes de toute sa filmographie.

Débord et débordement

Mais même les près de deux millions de spectateurs de Nous ne vieillirons pas ensemble, qui sacrent Pialat réalisateur français de premier plan en 1972, n'ont pas su atténuer son invidia : c'est un « demi-succès, comme on parle de demi-bouteilles », remarquera-t-il, critiquant et s'autocritiquant tous azimuts dans de nombreux entretiens. Ses contradictoires interviews permettent de suivre la spirale d'une négativité qui est aussi, de manière plus intéressante, un véritable principe créatif. Il ne faut pas minimiser l'expérience pour le moins désagréable rapportée par certains de ses collaborateurs, notoirement Sophie Marceau, la Noria de Police, évoquant les vraies claques que le cinéaste aurait dit à Gérard Depardieu de lui infliger pour une scène, et le « petite conne... ou plutôt grosse » dont il la qualifie au cours de la promotion houleuse du film – une violence qui aujourd'hui n'est plus banalisable ou tolérable. Mais regarder les films, les comprendre, revient à localiser la racine de cette négativité. Quand le François de L'Enfance nue est retiré pour la énième fois d'une famille d'accueil qui pourtant avait su l'aimer, il jette un dernier coup d'œil, depuis la voiture, sur ce foyer dont il a fini par s'exclure par ses passages à l'acte. La durée du plan le pointe : cet abandon à la fois recherché et subi fait naître le regard d'un cinéaste. Irruption et exclusion, ainsi fonctionne la dynamique de la séquence « pialatienne », des conversations violentes dans l'habitacle de la R8 de Nous ne vieillirons pas ensemble aux disputes familiales d'À nos amours, ou à la célèbre scène du dîner de ce film où le père que l'on croyait mort (Pialat lui-même, donc) déboule et règle leur compte à ses proches sous l'œil de ses acteurs médusés par cette improvisation, avant de ressortir sous les coups de son actrice Evelyne Ker. Il y a dans presque tous ses films un orbe narratif à la Boudu sauvé des eaux : un intrus s'immisce et désorganise un petit monde, qu'il quitte à nouveau sans y avoir pris le pouvoir. On se souvient du fameux « Si vous ne m'aimez pas, je peux vous dire que je ne vous aime pas non plus » et du poing brandi par Pialat à Cannes, dépit et victoire mêlés, devant les 2 000 professionnels de l'industrie sifflant à demi sa Palme d'or pour Sous le soleil de Satan.

La rupture et le flux

Dès ses débuts, Pialat allie à son art du surgissement une perspective temporelle beaucoup plus longue, un « amorti » au sens sportif, dans la direction d'acteur et le montage. Il ne dit pas « Coupez ! » car il considère que le meilleur se cueille parfois juste avant ou juste après l'action (exemplairement dans Loulou). Avant le mixage, en revoyant les scènes encore dépourvues de son, il trouve à l'instinct où ménager des ellipses qui restituent avec une profondeur quasi-proustienne la soustraction, le retrait ou désamour. Le désamour est « venu petit à petit », dit Marlène Jobert dans Nous ne vieillirons pas ensemble – « un film de cocu en cent plans seulement, ce qui prouve bien que ce n'est pas fait comme d'habitude », remarque Pialat de son travail autour du plan-séquence. C'est peut-être ce sens aigu du rythme qui est le plus sous-estimé chez le cinéaste, en plus de son œil de peintre qui l'a, dit-il « guéri de l'esthétisme » tout en lui assurant une sensibilité à la gestuelle. « Des touches, des touches, des touches » : ce reproche d'un collègue peintre à Van Gogh, Pialat se l'attribue, jubilant in fine de ne jamais capitaliser sur ce qu'il a âprement appris : « La sagesse, murmure-t-il en abbé Menou-Segrais de Sous le soleil de Satan, est le vice des vieillards. »

Charlotte Garson

Charlotte Garson est critique de cinéma. Elle dirige les pages cinéma de la revue culturelle Études et intervient régulièrement sur France Culture dans les émissions La Dispute et Plan large. Elle est aussi auteure d'ouvrages : Amoureux (La Cinémathèque française / Actes Sud junior), Jean Renoir (Cahiers du cinéma) et Le Cinéma hollywoodien (Cahiers du cinéma).