L'œuvre cinématographique de Sacha Guitry, goutte d'eau parmi ses 130 pièces, nous rappelle à quel point il rendit ses films inséparables de sa personne, fut le style fait homme. Celui qui s'acharna à signer toutes ses œuvres – parfois directement sur l'écran – y imprima sa marque par sa présence : sa voix, son ton et ce style inimitable, souterrainement versifié, emphatique et ironique, ménageant surprises et paradoxes pour faire rire et penser par les chausse-trappes de l'intelligence. Accusé d'égocentrisme, ce « monsieur Môa », qui se proclamait « serviteur » de son œuvre dans Désiré (1937), ne cessera de remercier ses comédiens et ses équipes (à travers ses célèbres génériques parlés), autant qu'il rendra hommage à ses modèles (monstres sacrés révérés, à commencer par son père, le comédien Lucien Guitry), trouvant dans le cinéma une occasion de multiplier les rappels, d'une pièce de théâtre, d'un être cher ou d'un morceau d'histoire de France. Mais sans jamais s'effacer.
Dès son premier film, Ceux de chez nous (1915), il déroule un carrousel de vieilles gloires dont il était l'ami intime (Sarah Bernhardt, Anatole France, Claude Monet, Auguste Renoir...), léguant ces portraits à la postérité tout en les doublant en direct avec Charlotte Lysès (sa première femme), durant la projection du film (la version de 1951 le verra assumer seul le commentaire). Ses nombreux biopics parlent aussi pour lui : Pasteur (1935), tiré d'une pièce écrite pour son père en 1919, est l'occasion de reprendre son rôle ; Le Diable boiteux (1948), plaidoyer pro domo pour le prince de Talleyrand, girouette politique accusée de trahir les régimes successifs (de la Révolution à Napoléon, de Napoléon à Louis XVIII) mais qui n'aurait servi que la France, répond à sa traversée du désert à la Libération ; Le Comédien (1948), souvenir de son père, trouve à se relancer dans les leçons de comédie et la passation père-fils de Deburau (1951). Quant à sa Malibran (1944), son Napoléon (1955), et plus généralement tous ses films historiques, jusqu'au projet douteux de livre-film MCDXXIX-MCMXLII (De Jeanne d'Arc à Philippe Pétain) (1944), ils servent à faire défiler ces figures admirées de l'esprit français, pour mieux l'identifier comme leur héritier putatif. « J'ai fait Lucien Guitry parce que Lucien Guitry m'a fait », déclarera-t-il à propos du Comédien, précisant que son rôle de composition le plus difficile... était de se jouer lui-même à vingt ans.
Si ses films nous apparaissent datés et pourtant pas démodés, c'est qu'ils viennent moins des valeurs objectives et périssables d'une époque que d'un auteur-acteur fidèle à lui-même pour être fidèle aux autres. Dans Le Comédien, la photographie de Pasteur dans la loge de Lucien Guitry, sous laquelle il se maquille tous les soirs pour son rôle de composition, ne montre pas Pasteur, mais le comédien grimé en lui. C'est dans cette altérité paradoxale que Guitry trouve sa raison d'être, à l'image de ce « cinéma impur » dont le critique André Bazin disait qu'il réalisait sa nature en se mêlant à d'autres arts, jusqu'à muter lui-même. À ses débuts farouche opposant au cinéma, qu'il perçoit comme un sous-produit spectaculaire excluant tout face à face avec le public, Guitry change d'avis lorsqu'il réalise tout ce qu'il peut en retrancher, jusqu'au plus simple appareil, pour le soumettre à la présence physique et à la parole. Ses films prennent les dimensions d'un petit théâtre de gestes réduits et d'événements menus, mais d'autant plus puissant qu'il est concentré, que s'affine et se renforce la ligne directe entre comédiens et spectateurs.
Guitry fait les questions et les réponses, disséminant ses « mots » jusqu'aux bouches de ses spectateurs. Mais sa parole pleine, généreuse à l'excès, impérieuse et charmante, aux troubles accents féminins, sait que ses sentences ne sont que provisoirement définitives, s'amuse à avancer en se contredisant, à mentir pour mieux jouir de la vérité, à jouer des chiasmes et des rimes enlacées pour dériver jusqu'au tournis. Autant de quadrilles perdant ses interlocuteurs pour capter leur attention. Peu d'autres que lui ont montré autant de passion pour leur public, qu'il soit dans ou devant le film. À cet égard, Faisons un rêve (1936, issu d'une pièce de 1916) représente un sommet, avec ses invraisemblables monologues d'attente et d'amour en plans-séquences qui ne cessent de retarder le dernier mot, de différer le point final de l'écoute. Sa compagne Jacqueline Delubac observe, en souriant et sans pouvoir en placer une, cet histrion logorrhéique ne parlant que d'elle et de cet insondable « langage des yeux », revers secret d'une parole affolée.
Dire, c'est faire, et « écoutez voir » fut au principe de tous ces feuilletages d'images par une omnipotente voix off : dans son célèbre Roman d'un tricheur (1936), ou ses promenades contées à Versailles et Paris. Mais l'homme de parole confine parfois à l'aveuglement, comme dans le bouleversant Donne-moi tes yeux (1943), où un sculpteur malade trouve dans la cécité le bonheur de pallier la désolation par l'imaginaire. À peine un aveu durant l'Occupation, où Guitry qui ne put renoncer à montrer ses œuvres et dressa dans un livre filmé page à page, De Jeanne d'Arc à Pétain, une lignée de figures providentielles au nationalisme exacerbé. Collaborateur par défaut mais sans résistance (« j'ai été intelligent avec l'ennemi »), même s'il ne supprima jamais les mentions de l'affaire Dreyfus ou d'artistes juifs qu'on voulait lui faire retirer de Ceux des chez nous, et tenta d'intercéder pour sauver des proches, il est inquiété à la Libération, blanchi mais conspué, et ne se remettra pas de n'être plus aimé.
Ses films suivants, de plus en plus grinçants et joyeusement misanthropes, de La Poison (1951) à Assassins et Voleurs (1957) seront aussi ceux où Guitry, l'âge obligeant, renoncera progressivement à jouer lui-même. Ses films ne perdront rien en force de frappe et amoralité, mais témoigneront, par l'absence même de leur auteur, d'une société qu'il ne reconnaissait plus comme sienne parce qu'elle l'avait exclu. Il faudra attendre un peu pour que celui qui s'était toujours présenté comme un fils prodigue trouve ses successeurs : Truffaut prendra alors son romanesque de raconteur, Eustache sa verbosité maligne et séductrice, Resnais ses courts-circuits entre théâtre et cinéma.
Pierre Eugène