De Manosque, sa terre natale près de Marseille, Hafsia Herzi hérite d'une grande sensibilité pour Marcel Pagnol et ses joutes verbales. Pourtant, sa filmographie ne rayonne pas uniquement par ses dialogues. Elle met aussi en exergue la puissance de silences durant lesquels les regards, les gestes et la chair révèlent des corps sociaux qui se forgent par l'épreuve. Révélée par son rôle de Rym dans La Graine et le Mulet (2007) – interprétation qui lui vaut son premier César –, elle n'hésite pas à transformer son physique pour répondre aux exigences du personnage et à la vision d'Abdellatif Kechiche. Cette performance scelle sa signature : Hafsia Herzi convertit le corps en un puissant médium pour raconter les femmes et exprimer leurs émotions les plus intimes.
La liberté incarnée
De ce film et des suivants, parmi lesquels Mektoub, My Love (2017), naît la danse comme vecteur essentiel de son cinéma, une puissante expression physique de sensualité et de liberté. Seulement, Hafsia Herzi ne détourne pas le regard des figures soustraites à la société, assumant des rôles plus crus où le corps, devenu champ d'exploration, est soumis au jugement masculin et social. Dans L'Apollonide (2011) et Sex Doll (2016), l'actrice joue une prostituée dont l'accent effacé se conjugue à un regard assuré et une lascivité qui ne cessent de troubler. Le corps éprouvé dans La Source des femmes (2011) est un moyen de négociation pour celles qui, face aux hommes oisifs, décident une grève de l'amour. Sous les traits d'Esmeralda, Hafsia Herzi y est frondeuse et ses questions sur la sexualité dérangent. Celle qui avoue détester être femme dans ces conditions apprend à lire et à écrire, à sauver l'idée de l'amour, même quand l'homme se dérobe. Le jeu d'Hafsia Herzi convoque et entrelace douceur et folie, élan vital et tragédie dont Le Ravissement (2023) serait la synthèse. L'amour et la résistance forment une colonne vertébrale de sa filmographie. Dans Le Roi de l'évasion (2009), Curly exprime une passion charnelle pour un homme gay bien plus âgé qu'elle, déconstruisant, par l'absurde, toute norme préétablie. La fuite sans répit y est le symbole même de la révolte. Rebelle aussi dans Les Secrets (2009), où Aïcha, recluse, rêve d'une féminité et d'une liberté qu'elle ne conquiert que par le meurtre. Cette soif d'indépendance se révèle de manière plus symbolique dans Française (2008), lorsque Sofia se coupe les cheveux pour affirmer ses choix face à ses parents. Ainsi Hafsia Herzi donne-t-elle vie à des femmes audacieuses qui s'arrachent aux jougs pour embrasser une liberté ouverte, incertaine, non balisée.
Le naturalisme d'une cinéaste confirmée
Dès son premier court métrage, Le Rodba (2010), Hafsia Herzi pose les jalons de son œuvre. Avec ironie, elle s'y met en scène, dans la peau de Nina, filmant le rite par lequel un homme demande à son beau-père la main de sa future épouse. La mise en abyme présage de la ligne directrice des prochaines créations de la jeune réalisatrice. S'entourant d'une troupe fidèle, elle excelle à représenter l'enchevêtrement des voix, des cultures, des tensions qui flirtent constamment avec le drame, sans jamais l'atteindre totalement, grâce à une subtile alchimie d'humour et de délicatesse.
Héritière d'une esthétique naturaliste, la cinéaste fuit les clichés et scrute avec une précision chirurgicale les femmes. Sa manière de filmer, souvent au plus près des visages qu'elle photographiait autrefois, capte l'intensité brute de leurs émotions. Par le mouvement de la caméra, elle prolonge son geste : on découvre les profils méconnus de Nora, Anya, Lila, Fatima. Et surtout leurs regards, là où tout se dessine, où tout se décide. Les yeux qui pleurent, qui rient, qui séduisent, qui désirent et qui ragent, sont ceux que dépeint la réalisatrice avec une acuité rare. Tu mérites un amour (2019), dont le titre évoque Frida Kahlo, rend hommage à la photographie. C'est à travers elle que l'héroïne réussit à décrypter, puis à s'affranchir d'un homme dont la malveillance est d'une banalité désarmante. Mais c'est dans Bonne Mère (2021) qu'Hafsia Herzi brille par la justesse de ses dialogues et par sa maîtrise du mouvement, révélant des femmes qui, malgré leur travail précaire, les défis de la parentalité et l'ombre du milieu carcéral, ne cessent de chanter et d'encourager les leurs. C'est d'ailleurs le tour de force que Herzi réussit avec constance dans chacun de ses films : cette aptitude à affronter le drame de celles qui, en dépit de tout, puisent la force de persévérer et de s'élever dans l'amour. La Petite Dernière (2025) prolonge cette thématique indissociable d'une direction artistique que la cinéaste s'est fixée. La séquence inaugurale laisse entendre un filet d'eau, motif que l'on retrouve tout au long du film, lors d'une étreinte sous la douche puis au moment de la prière. Avec ce long métrage, Hafsia Herzi apporte un souffle nouveau au naturalisme. Plus qu'un simple récit, il est une immersion dans le cheminement d'une femme vers l'amour de soi, des autres, de son homosexualité, une quête d'autant plus audacieuse qu'elle se heurte aux normes d'une religion qui peine à l'accueillir telle qu'elle est.
Hafsia Herzi dansait jadis ; aujourd'hui, elle chorégraphie chacune de ses réalisations. Celle qui abhorre ce qui est figé, à l'image comme au son, filme la magnificence des profils de ces femmes, dresse leur portrait mouvant, en perpétuelle affirmation. Elle bouscule les conventions en abordant frontalement la douleur et la résilience communes à toutes et à tous. La tendresse qu'elle insuffle à ses récits ne sert pas uniquement le drame, et chacun de ses films arrache des sourires. La cinéaste capte des moments de bascule, de doute, qui révèlent une compréhension de l'âme humaine d'une rare profondeur. C'est cet œil, capable de magnifier la complexité des émotions, qui fait la force et la singularité de sa mise en scène, subvertissant le quotidien pour montrer comment ses personnages forgent leur propre chemin vers la liberté.
Solène Monnier