John Schlesinger, vu de l'extérieur

Yal Sadat - 17 juillet 2025

À quel moment l'œuvre d'un cinéaste européen exilé à Hollywood devient-elle viscéralement américaine ? Peut-être quand s'oublie l'extériorité de son regard. Qui tenterait de discerner un tel glissement dans le parcours de John Schlesinger en serait pour ses frais. Pourtant, l'Anglais pourrait sembler très yankee d'emblée : arrivé avec l'explosion du Nouvel Hollywood, où il s'implante plus solidement que Tony Richardson ou Karel Reisz – autres expatriés du Free Cinema né dans l'Angleterre des années 50 –, Schlesinger a laissé l'image d'un artisan raffiné comme les aime le business de là-bas. De là à dire qu'il se serait coulé dans le moule au point de devenir un faiseur hollywoodien comme un autre, il y a un pas à ne surtout pas franchir. La somme de ses films dessine une cohérence due à ce regard distancié sur les rêves et les hantises de l'Amérique, préservé jusqu'au cœur de l'industrie, comme s'il n'avait jamais cessé de filmer depuis une marge existentielle.

Des rêves qui swinguent

Sans appartenir au noyau dur du Free Cinema, pensé contre la production commerciale britannique (approche réaliste de sujets sociaux, indépendance financière), Schlesinger partage des traits communs avec ses figures cardinales. Il est né dans les années 1920 et grenouille d'abord au théâtre – non sans s'être engagé dans la British Army à la fin de la Seconde Guerre, et avoir dépeint le champ de bataille sous forme de courts essais documentaires. Il se produit sur les planches puis gagne sa vie à la BBC, tour à tour devant la caméra (comme second couteau) et derrière (comme documentariste).

Théâtralité et spontanéité naturaliste guident son passage au cinéma : Un amour pas comme les autres décrit la double peine d'une jeunesse ouvrière ployant sous la pression économique et la tradition familialiste. Mais dès Billy le menteur, il dévie de l'ornière réaliste de la nouvelle vague locale, en conservant un prisme marxiste. On entre de plain-pied dans des vies rêvées : Billy, aspirant scénariste coincé dans une banlieue grise, se voit à la tête d'empires et d'armées dans des flashs intempestifs. Quant aux désirs de la fausse ingénue de Darling chérie (Julie Christie), ils éclairent l'envers individualiste du Swinging London : la libération des mœurs sert sa cynique ascension vers les hautes sphères médiatiques.

Englishman in New York

De petits spécimens humains s'efforçant de s'élever, toujours plus haut et plus loin, à la seule force du fantasme : voilà ce que sont les antihéros de Schlesinger, qui lui aussi se voit ailleurs. Aux États-Unis, il n'est que davantage lui-même. Plutôt que de montrer patte blanche avec une pastorale en 70 mm (il a déjà donné à domicile avec Loin de la foule déchaînée), il embrasse son American Dream à travers celui, rabougri, de Jon Voight dans Macadam Cowboy – autre grand rêveur. Soudain, la stature d'un plouc naïf de l'Ouest parti faire le gigolo à New York renverse le point de vue du pays sur lui-même : ça, un cowboy ? Une mascotte faisandée, un objet sexuel, un emblème crypto-gay dont le désir de conquête finit sur le caniveau ?

Artiste, homosexuel, juif, exilé, l'auteur comprend l'isolement du redneck déçu, mal assorti à son compagnon d'infortune : Dustin Hoffman, rat des villes incarnant l'ethos néo-hollywoodien – bienvenue chez les recalés du conte de fées, parmi les corps qui ne font plus rêver. Schlesinger déshabille l'Amérique des parures qui lui permettent de se maquiller en mythe pop : scintillements de Manhattan, télé putassière, accoutrements pathétiques, du Stetson aux tenues balnéaires achetées pour partir en Floride, dernier horizon romantique quand New York vous a recraché. C'est vers ce même soleil floridien que file Beau Bridges dans L'Autoroute en délire. Lui qui écrit des contes pour enfants (encore un fabuliste, après Billy le menteur) ne trouve qu'un seul royaume enchanté : Ticlaw, bourgade qui se rêve en paradis touristique mais souffre d'être mal desservie par l'autoroute. Ce sera l'absurde casus belli d'une opération anti-vacanciers : les habitants entrent dans une révolte aussi bouffonne que la fable capitaliste qui maraboute ses représentants.

L'histoire en action

Dans cette Americana, Schlesinger épanouit son art camp de subvertir l'espace. Le Hollywood thirties est la vitrine contre laquelle se cognent les artistes frustrés du Jour du fléau, englués jusqu'au grotesque dans le glamour d'un L.A. photographié comme un purgatoire nébuleux. S'il est repassé par l'Angleterre, décomplexé au point d'assumer le triangle amoureux et bisexuel d'Un dimanche comme les autres (sujet scandaleux en 1971), c'est en revenant vers New York et Hoffman que Schlesinger ouvre un nouveau moment de son œuvre : les rêveurs se changent en paranos, et les fables tristes en thrillers cauchemardeux. Marathon Man suit un étudiant en histoire féru de jogging qui, à cause de son frère espion et de sa fiancée allemande, s'enlise dans une machination impliquant un ex-tortionnaire nazi venu récupérer un trésor de guerre (Laurence Olivier, monstrueux). Retour tangible de l'Histoire dans la vie d'un intello qui la théorise : la course récréative devient vitale, l'homme lambda du Nouvel Hollywood se change en homme d'action. Mais c'est une action subie, imposée par des forces obscures et par la marche de l'Histoire, dragons abstraits qu'on ne décapite jamais vraiment.

Schlesinger reconduit bien au-delà des seventies cette conception paranoïde du Mal, typique de la frange la plus à gauche du Nouvel Hollywood. Sociétés occultes (Les Envoûtés), enjeux d'espionnage concrets (Le Jeu du faucon, L'Innocent), machinerie judiciaire mise en pièces par une mère se faisant justice elle-même (Au-delà des lois)... Ce n'est pas un ennemi héréditaire (l'étranger, l'autre) qui menace l'individu, mais un système indiscernable et fascisant qui ronge la société de l'intérieur – idée en phase avec l'ambition de sa période anglaise : observer la causalité sociale des maux plutôt que chercher un coupable. L'action n'en est que plus fébrile, mise en scène avec un sens aigu du détail (inserts aussi signifiants qu'effroyables, décors expressionnistes dévolus aux combats). Serait-ce parce qu'il a su parler une langue épique comprise par Hollywood sans rien renier de l'empathie et de la distance critique héritées des radicales sixties anglaises que Schlesinger a tutoyé de si près les démons du peuple américain ?

Yal Sadat

Journaliste et critique aux Cahiers du cinéma, Yal Sadat est l’auteur de Bill Murray – Commencez sans moi et de Vigilante : la justice sauvage à Hollywood (prix SFCC du meilleur ouvrage français sur le cinéma 2022). Il réalise également des documentaires sur le cinéma.