Le point de rupture

Jean-François Rauger - 17 juillet 2025

On l'avait découverte avec son deuxième long métrage, en 1987, Aux Frontières de l'aube (Near Dark). Une très originale histoire de vampires, imprégnée de l'héritage de la contre-culture et d'un romantisme venu de plus loin, du western et de l'Americana. Une cinéaste était née. Elle s'est fait, depuis, une place toute particulière dans le cinéma hollywoodien, au cœur du système mais en toute indépendance. Une autonomie qui lui a permis de décentrer régulièrement et subtilement les questions éthiques et même politiques que pose parfois son œuvre. Elle avait commencé à creuser sa voie au cœur de l'industrie avec The Loveless (coréalisé avec Monty Montgomery en 1981), vision cauchemardesque des années 50 explorées à travers divers fétiches (les motards comme expression d'une asocialité essentielle et rebelle, l'Amérique profonde comme creuset d'une barbarie primitive et incestueuse).

In media res

Dès ses premiers films, celle qui a été étudiante de Susan Sontag va très vite s'attaquer au contemporain et à ses mythologies. À l'exception de K-19 : Le Piège des profondeurs (2002), évocation d'un événement du début des années 60, et de Detroit (2017) rappelant un épisode survenu en 1967, l'action de ses films renvoie irrémédiablement au présent, dans un passé encore tout proche (la guerre en Irak, la traque de Ben Laden) dont il faut, quasi immédiatement, évaluer la signification, ou dans un futur qui n'est qu'une extrapolation logique de celui-ci (Strange Days, 1995). L'unique récit se situant dans un passé lointain (la fin du XIXe siècle), dans Le Poids de l'eau (2000) n'est conté qu'en regard d'un autre, situé de nos jours, avec qui il s'entremêle et entretient une relation dialectique. C'est donc un art d'anthropologue du présent, d'éthologue de l'immédiat, qu'incarne exemplairement une filmographie finalement rare (11 longs métrages en quarante ans). Ce sentiment de l'urgence se révèle dans la manière dont la cinéaste débute les récits qu'elle conte, placés sous le signe de la vitesse, jetant tout de suite le spectateur au cœur de l'action. Car il s'agit, en effet, de plonger celui-ci au cœur d'un moment violent : l'exercice d'entraînement du personnage de Jamie Lee Curtis dans Blue Steel, le hold-up en caméra subjective qui inaugure Strange Days ou celui de Point Break, l'action de déminage mortelle dans Démineurs, les voix du 11-Septembre sur le générique de Zero Dark Thirty suivies de scènes de torture particulièrement brutales, etc. La musicalité de la mise en scène de ces moments intenses et chorégraphiques rappelle que la cinéaste s'est également fait un nom dans la fabrication de vidéoclips musicaux.

Puissances féminines

Le cinéma de Kathryn Bigelow invente des figures féminines particulièrement puissantes, que la mise en scène mythifie sous nos yeux, telle la policewoman incarnée par Jamie Lee Curtis dans Blue Steel, emblème d'une virilisation quasi érotique (ah ! l'uniforme amoureusement caressé par la caméra !) confrontée à une névrose dangereuse, une forme d'impuissance sexuelle exclusivement masculine. Le personnage principal de Zero Dark Thirty, l'agente de la CIA incarné par Jessica Chastain, quasiment au centre de presque tous les plans du film, apparaît tout à la fois comme ayant systématiquement une longueur d'avance sur les hommes qui l'entourent et comme l'héroïne d'un conte de fées à la recherche de son magicien d'Oz, l'organisateur caché des attentats du 11 septembre 2001. Quant à Mace de Strange Days (Angela Bassett), sa force physique, son sens de l'action et de la réflexion la distinguent brillamment d'un entourage viril mais enfantin et maladroit, jouet fragile de ses pulsions et peu sûr, finalement, de son propre désir.

Faiblesses masculines

Kathryn Bigelow ne s'intéresse sans doute qu'à une chose, un mécanisme devenu le motif dominant de son cinéma depuis les débuts de sa carrière : le point de rupture, le « breaking point », justement, le moment où tout peut craquer. Cette quête est perceptible dans la mise en scène de situations au cœur desquelles certains affects (peur, excitation) ne peuvent s'éprouver que sous leur forme la plus extrême, testant la limite d'une masculinité qui cherche la preuve de son identité. Avec les scènes de sport extrême dans Point Break (ouvrir son parachute le plus tard possible), l'exposition mortelle aux radiations atomiques dans K-19, les « interrogatoires poussés » du début de Zero Dark Thirty, les interventions à très haut risque des artificiers de Démineurs, la cinéaste semble avoir pris pour objet la recherche d'un moment de vérité qui ne surgirait que dans la tension la plus absolue.

La scène centrale de Detroit, celle du motel, s'étalant sur plus de la moitié de la projection, apparaît ainsi comme le nouveau champ d'une expérience tentée par la cinéaste à travers la représentation d'une brutalité étouffante. Le ressentiment raciste y est d'abord la marque d'une phobie sexuelle, excitée par la découverte, par les policiers au centre du récit, de la présence de deux jeunes femmes blanches parmi les pensionnaires masculins noirs du motel Algiers. À l'obsédante interrogation typique du raciste blanc : « Qu'est-ce qu'ils ont de plus que nous ? », ne répond qu'une barbarie impuissante qui voudrait se faire passer pour la preuve d'une fierté virile. Celle-ci prendra la forme absurde d'un crime gratuit commis par un personnage abruti tentant de lutter contre sa pusillanimité. Detroit est au moins autant un film sur l'oppression de la communauté noire que sur la détresse du petit mâle blanc.

Kathryn Bigelow est peut-être la seule cinéaste à s'aventurer, au travers de ses fictions musclées, dans cette direction, qui renvoie l'identité masculine à sa véritable et finalement modeste dimension.

Jean-François Rauger

Jean-François Rauger est directeur de la programmation à la Cinémathèque française.