Mondes autarciques
« C'est quoi, ici ? », demande la petite Iris en arrivant dans le pensionnat d'Innocence. Une question que l'on se pose devant tous les films de Lucile Hadzihalilovic, où s'imaginent et se bâtissent des mondes autarciques, irréels, comme perdus dans les replis de l'espace et du temps – qu'il s'agisse, donc, de l'institut d'Innocence, une école aux règles énigmatiques, entourée de murs qu'il est déconseillé d'essayer de franchir, où de jeunes filles sont initiées à la danse et aux sciences naturelles ; ou bien de la mystérieuse île d'Évolution, où ce sont cette fois de jeunes garçons qui sont « préparés » à enfanter lors d'expériences menées par une communauté de femmes mi-sirènes, mi-sorcières... Même quand les récits s'inscrivent plus précisément dans l'histoire et la géographie, leurs personnages finissent par se demander où ils sont véritablement : le protagoniste d'Earwig, qui veille en silence sur une petite fille aux dents de glace, évolue dans l'Angleterre brumeuse de l'après-guerre, mais se perd bientôt dans un puzzle mémoriel, que le spectateur est invité à reconstituer avec lui. Et si la jeune héroïne de La Tour de Glace s'évade de son orphelinat, situé dans la Savoie des années 70, c'est pour se réfugier dans l'atmosphère artificielle d'un studio de cinéma, dans les coulisses magiques d'une adaptation de La Reine des Neiges, où elle découvrira que les principes qui régissent un tournage de film seventies sont au moins aussi opaques que ceux des utopies bizarres d'Innocence et d'Évolution.
L'hypnose et l'envoûtement
Arpentant des territoires chimériques, le cinéma de Lucile Hadzihalilovic avait pourtant débuté en énonçant très clairement d'où et de quand il parlait : « La France aujourd'hui », disait en ouverture du moyen métrage La Bouche de Jean-Pierre un carton qui faisait l'effet d'un coup de massue. Le film décrivait une France rance, confite dans sa veulerie et son racisme, à travers le portrait de Mimi, une fillette qui, après la tentative de suicide de sa mère, partait vivre chez une tante négligente et égoïste, où elle allait bientôt être la proie de la violence pédophile du compagnon de celle-ci. La puissance oppressante des plans tournés en 16 mm Scope évoquait un autre moyen métrage sorti peu de temps auparavant, Carne de Gaspar Noé (monté et produit par Hadzihalilovic), et imposait avec lui une sorte de réalisme social hallucinatoire. La réalisatrice restera par la suite fidèle au Scope, un format qui, dit-elle, « enferme et ouvre à la fois ». Mais elle abandonnera cette volonté d'uppercut pour privilégier un cinéma de l'hypnose et de l'envoûtement, irrigué de la douceur à la fois réconfortante et inquiétante des contes de fées (déjà, dans La Bouche de Jean-Pierre, l'héroïne avait glissé dans sa valise Alice au pays des merveilles et Le Petit Chaperon Rouge) et de l'onirisme de quelques films-totems (Pique-nique à Hanging Rock, Suspiria, La Résidence, Les Révoltés de l'an 2000...), réinvestis de façon très personnelle. Innocence et Évolution forment un diptyque qui évoque le caractère aliénant de l'enfance, le trouble provoqué par la puberté, mais aussi l'obsession maladive de la société pour le corps des femmes, assigné à sa fonction reproductive et sa dimension érotique. Cernés par une nature qui berce et menace, les enfants des films de Hadzihalilovic sont dans une chrysalide, en transit, dans l'attente d'une métamorphose qui s'annonce et dont l'arrivée imminente crée un climat de terreur sourde. Quelque chose va arriver, une rumeur gronde. Mais ce quelque chose sera-t-il libérateur ou monstrueux ?
Contes à rebours
De La Bouche de Jean-Pierre, Lucile Hadzihalilovic a conservé cette empathie bouleversante pour les personnages d'enfants meurtris, perdus, orphelins, malmenés par de mauvais parents de substitution, ou inquiétés par un grand méchant loup qui peut prendre des formes extraordinairement séduisantes, comme la diva de cinéma incarnée par Marion Cotillard dans La Tour de Glace. Relevant de l'horreur, du fantastique, du cauchemar éveillé, ses films ne s'adressent pas au jeune public, mais ils ressemblent pourtant presque à des « manuels », des mises en garde. À moins que Lucile Hadzihalilovic ne dialogue d'abord avec l'enfant qu'elle était, elle qui a plusieurs fois souligné la dimension autobiographique de son travail. Les thèmes et motifs de ses films sont sans cesse rejoués, approfondis, et finissent par former des rimes obsédantes : rangées de lampadaires traçant une route dans la nuit noire, explosions éparses de couleurs vives, néons éclairant des pièces verdâtres où s'agitent des scientifiques aux desseins obscurs, présence de l'eau sous toutes ses formes, jaillissante, glacée, stagnante, boueuse ou limpide... La Tour de Glace poursuit aujourd'hui un travail entamé dans Earwig sur les reflets, le scintillement, l'enchantement kaléidoscopique. Parce qu'il est plus classique dans sa narration que les précédents, parce qu'il fait écho à des préoccupations de l'époque (sur les liens entre cinéma et prédation), le film servira peut-être à certains de porte d'entrée dans l'œuvre. Depuis les hauteurs de La Tour de Glace, on peut refaire le chemin en sens inverse et redécouvrir les films petit à petit, pas à pas, comme on suit des cailloux laissés sur notre chemin, en espérant qu'ils nous aideront à sortir de la forêt sains et saufs.
Frédéric Foubert