L'Âge d'or du cinéma burlesque

Arnaud Hallet - 16 juillet 2025

Inscrit dans la dynamique d'industrialisation effrénée de l'entre-deux-guerres, l'âge d'or du cinéma burlesque américain s'est développé à partir d'un art du déséquilibre, forgé dans la confrontation à un monde en voie de mécanisation croissante. Nombre de films gesticulants sont jetés dans les engrenages, arrachent des rires aux lois de la gravité, font irruption dans le chaos urbain. Ce sont bien souvent de folles chevauchées de destruction, à travers la tôle et le béton, dont la course-poursuite ferroviaire du Mécano de la General serait le condensé visuel emblématique. Cette mise en danger des corps, tel celui d'Harold Lloyd suspendu dans le vide, accroché à l'horloge géante trônant au sommet du building de Monte là-dessus, fait revivre les mutations conjointes d'une époque et du cinéma. Ces théâtres de l'absurde s'échafaudent sur du désordre, font vibrer les membres fous de leurs héros, acrobatiques et spectaculaires – à la fois pantins et panthères, automates et fulgurants, agiles et gauches. Ce sont des corps de saltimbanques et de funambules, toujours prêts à vaciller : vagabonds, rêveurs, casse-cou, débrouillards, souvent démunis et marginaux, rendus profondément sympathiques par leur persévérance acharnée à surmonter des vagues d'obstacles. Leur exubérance déjantée raconte aussi une manière singulière de s'inscrire dans le monde. C'est un corps qui se relève sans fin, le poing levé dans la poussière des ruines, qui jamais ne s'écroule dans les champs de pagaille, mais trouve sa transcendance en repoussant toujours les limites, qu'elles soient techniques, athlétiques, poétiques.

Le drame de la marionnette

Les corps burlesques les plus caractéristiques de cet âge d'or (Keaton, Chaplin, Lloyd) sont des marionnettes articulées, réinjectées bringuebalantes dans les rouages du monde et de plans aux trouvailles multiples – le burlesque emprunte à la magie d'une malle aux trésors, au bric-à-brac mécanique, à mi-chemin entre l'ingénieur et l'enfant. Keaton, dans Cadet d'eau douce, traverse ainsi un ouragan perché sur un arbre, stoïque funambule pris dans la tempête. Ce film lui offre sa cascade la plus célèbre : il évite de justesse d'être écrasé comme une crêpe par la façade d'une maison, sauvé par l'ouverture d'une fenêtre placée au millimètre près. Une prouesse qui ne dit pas seulement l'adresse géniale d'un acteur, mais exprime aussi le mysticisme d'un monde où l'être minuscule survit par pur alignement géométrique. Le gag devient une prière exaucée dans le tumulte. Pas si éloignés des superhéros (les grandes icônes du burlesque sont probablement les premières grandes stars mondialisées de la pop culture), ils ont des corps qui ne se brisent jamais, bien que malmenés par les machines, les villes, les outils. Ils doivent faire face aux séries de dangers cartoonesques, parfois détachés de toute logique narrative, où seule la force vive du geste résiste encore à toute forme d'épuisement. Pourtant, le burlesque ne se contente pas de renverser les tables ou de faire dégringoler ses figures dans une grande abstraction dégénérée. Il raconte aussi des histoires, à sa manière, elliptique, survitaminée, rieuse, façonne une dramaturgie qui peu à peu dépasse celle simplement du mouvement. Dans La Ruée vers l'or, Chaplin déguste lentement sa chaussure, enroulant ses lacets comme des spaghettis, suçotant les clous comme des os de poulet. L'absurde y côtoie la misère, comme dans The Kid, l'un des plus beaux récits d'amour filial du cinéma muet, où la maladresse se fait langue muette de tendresse. Keaton, lui, plus rêveur et méta, joue avec les frontières du cinéma lui-même. Dans Sherlock Junior, il est ce projectionniste qui s'endort et pénètre dans un film. Les décors changent à vue, les lois de l'espace et du temps se plient. Une capacité astucieuse à naviguer dans le monde que Laurel et Hardy partagent en duo, avec des films qui jouent sur leur complémentarité, de corps et de caractères : la naïveté rêveuse de l'un face à l'exaspération bouffonne de l'autre. Ce comique physique, précis et chorégraphié, se double d'une solidarité, comme s'ils anticipaient ensemble le désastre à venir, unis dans une impuissance commune. Tous dessinent peu à peu une nouvelle grammaire cabossée des émotions.

Mélancolie et résistance

Les Lumières de la ville referme cet âge d'or dans un frémissement ultime, où Chaplin mêle une acrobatie plus intimiste liée à une émotion profonde. Cette quête d'amour vagabonde dans une ville froide déploie une poésie encore rarement atteinte, tempérant l'anarchie d'un burlesque jusque-là effréné par une mélancolie nouvelle. C'est ce dernier fondu au noir sur le visage de Chaplin qui suspend la romance, comme le spleen émergeant d'une époque en train de se clore sous nos yeux. Qu'avions-nous donc finalement à espérer de toute cette effervescence ? Deux décennies de remue-ménage se sont soudain lovées dans le regard d'un être aimé, entre deux visages qui sont enfin regardés dans le blanc des yeux. De tous ces films à l'anarchie millimétrée, l'art tautologique de la destruction naît du soulèvement des corps. Une puissance qui le rend encore si vivant aujourd'hui, raconte le laboratoire bouillonnant de ce que fut le cinéma burlesque, matrice la plus cristalline du cinéma d'action en devenir. Indiana Jones et Ethan Hunt lui doivent tout. Cette frénésie instable, cette mise en scène du gag comme spasme du réel, ces chutes comme refus de plier, parlent aussi pour ceux qu'on oublie : les doux, les gauches, les taiseux, les éclopés du système. Le burlesque boite comme un rire qui bégaie, irrégulier et tenace. Il ne répare rien mais ouvre, par l'absurde, des failles dans la logique du monde. Il s'enflamme dans les débris et rit, audacieux, au bord du gouffre. Et c'est peut-être là la somme de son geste le plus radical et dont l'écho ne tarit pas : une obstination joyeuse et insolente pour exister sans permission.

Arnaud Hallet