Trahir sa classe
En premier lieu, fuir sa classe d'origine. Lorsque les ados de The Cool World (1963) montent dans le car scolaire qui les conduit de Harlem à Wall Street, c'est un trajet au rebours du sien que filme Shirley Clarke, partie de Park Avenue pour consacrer sa vie artistique aux exclus : les populations de Harlem, les enfants affamés du Tiers Monde (A Scary Time, 1960), les drogués (The Connection, 1961), les gays (Portrait of Jason, 1967), les artistes de la bohème (passim). Son œuvre trouve pour point d'orgue final un être qui synthétise presque toutes les raisons de rester paria dans les États-Unis capitalistes, impérialistes et racistes du XXe siècle : Ornette Coleman, venu du fond de la pauvreté pour inventer le free jazz, que Shirley filme sur deux décennies (Ornette: Made in America, 1985). Les enfants de Harlem traversent Manhattan comme si c'était une terre étrangère, en un chahut révolté qui oblige leur professeur à leur intimer de « ne rien jeter par les fenêtres sur la 5e avenue ». Pas de meilleure critique que la mise hors champ : excepté ses propres bobines S8 d'enfance et, accessoirement, le public de Fort Worth qui vient saluer Coleman à l'issue de son concert, Shirley Clarke évite sa classe d'origine. Elle ne filme que ce qu'elle aime : le lumpenproletariat, les artistes, et les rapports entre ces deux sphères. Lorsqu'elle décrit les rues chics de Manhattan, c'est depuis les échafaudages d'un chantier, du côté des ouvriers dont, en une initiative historique, elle imagine les paroles sur sa bande-son polyphonique, rompant avec la tradition documentaire des voices-over omniscientes (Skyscraper, 1959). L'apartheid économique devient l'occasion d'une invention futuriste : en 1984, une performance intitulée « The Link » organise une liaison satellite entre le Wall Street Center au pied duquel Ornette joue du saxophone et le parvis de la mairie de Harlem où son fils Denardo joue de la batterie. Le saxo se révèle corne d'abondance, la division se change en tresse, tout est permis pour allier les espaces, les sons, les outils (argentiques, vidéographiques), les êtres.
Dire la vérité
Sa famille d'origine russo-lettone a bâti l'Amérique ; Shirley construit une contre-histoire. Dans son autobiographie (Life itself!, 2002), sa sœur Elaine Dundy rappelle que, sources de la fortune familiale, les vis inventées par leur grand-père servirent à construire l'avion de Lindbergh et les B-25, puis à restaurer la statue de la Liberté. Shirley devient communiste et travaille à décrire perdants et oubliés. Comment élaborer cette histoire avec quelque justesse ? L'œuvre déploie au moins trois grandes solutions. D'abord, la contradiction pure et dure : à contre-histoire, contre-cinéma. Contrepied du triomphalisme américain, des fallacieuses positivités hollywoodiennes et du cinéma moralisateur des années 50, The Connection s'attache aux personnages les plus déchus possible, décevants jusqu'à l'absurde (l'homme au pick-up), une galerie d'effondrés dont le dieu est un dealer, la promesse antonymique (« You're not alone »), le trajet nul et la présence plutôt moins auratique qu'une blatte observée sur un mur. Skyscraper élabore l'inverse d'une city symphony et crée du rythme avec tout ce qui ne s'y prête pas : poussière, camions, béton, fondations, explications sur la logistique, ouvriers en désaccord...
Ensuite, la franchise : par de multiples moyens, les films ramènent sans cesse à l'existence des images. À la manière de Moi, un Noir (Jean Rouch, 1958), dans Skyscraper puis A Scary Time, les ouvriers et les enfants commentent les images comme telles ; Portrait of Jason se scande des « Rolling! » du cameraman et des « OK, cut! » de Clarke ; The Connection représente un film en train de se faire y compris à l'insu de son cinéaste inconsistant, ce qui pourrait n'aboutir qu'à plus d'illusion si, régulièrement, un personnage ne venait s'attaquer au quatrième mur. Le cinéma se mesure ici à plus fort que lui puisque, rappelle Elaine Dundy à propos de la version théâtrale prolongée en happening, « pendant l'entracte, les acteurs, toujours dans leurs rôles, harcelaient les spectateurs avec conviction ».
Mais le constructivisme à lui seul ne garantit pas l'accès à une vérité ; pour advenir, celle-ci doit s'interroger elle-même. Le pitoyable cinéaste de The Connection veut « essayer d'obtenir un document honnête et sincère » : chez Clarke, revendiquer l'honnêteté, c'est déjà s'illusionner, se mentir à soi-même. Sur le chantier d'un seul être, Portrait of Jason explore les tréfonds d'un histrionisme de bonne volonté : un individu en roue libre peut-il exprimer quelque chose de vrai ? Autrement qu'en creux ou en symptôme ?
Danser
Longtemps, l'œuvre de Shirley Clarke a pu sembler scindée en deux régimes : celui de la parole, au pire labyrinthique, épuisant (The Connection, Portrait of Jason), au mieux émérite, séduisant ; celui de la danse, sa discipline initiale, épanouissant à l'infini les corps et les formes dans les merveilleux courts métrages des années 50, jusqu'à ouvrir au sacré (Four Journeys Into Mystic Time, 1978). Dans les films de parole, impossible de danser, les personnages de The Connection se pétrifient à l'audition d'un disque. En 1967, Clarke réalise deux films aux antipodes stylistiques : avec son compagnon Carl Lee, le huis clos psychique Portrait of Jason, noir et blanc, ivre de mots et d'angoisse ; avec sa fille Wendy, le poème argentique Butterfly, danse polychrome où rien ne dit l'amour, mais où il fleurit grâce aux surimpressions des silhouettes. Ornette: Made in America opère une fusion heureuse entre ces deux régimes via la musique. « Je pense que le son a une relation beaucoup plus démocratique à l'information, parce qu'on n'a pas besoin d'alphabet pour comprendre la musique. (...) L'idée est que deux ou trois personnes puissent avoir une conversation avec des sons, sans essayer de la dominer ou de la diriger. » (Coleman, entretien avec Jacques Derrida, 1997). Comme Tocqueville en son temps, Ornette, Wendy, Carl, Shirley Clarke, ses collaboratrices (Barbara Rubin ou la future grande documentariste Madeline Anderson) ont essayé d'inventer la démocratie en Amérique, celle-là même qui se désagrège sous nos yeux.
Nicole Brenez