Premier envol
Aviateur vétéran de la Première Guerre mondiale, « Wild Bill » Wellman atterrit par hasard dans le monde du cinéma – assez littéralement, puisque c'est Douglas Fairbanks, chez qui il avait l'habitude de poser son avion, qui lui met le pied à l'étrier. Indépendant mais ravi de signer tous types de films pour les majors, il est à la fois un alcoolique borné et un professionnel des studios, un macho bagarreur et un cinéaste progressiste (peu étonnant que Clint Eastwood le cite en maître à penser), bref, une sorte de frondeur hollywoodien qui en revendique l'oxymore.
Après s'être fait la main sur une dizaine de westerns comiques aujourd'hui disparus, il réalise l'un des derniers magnum opus du cinéma muet avec Les Ailes (1927), film phare dans l'océan Wellman. Fresque sur la Grande Guerre vue depuis les airs, Les Ailes résume bien la plasticité de son style, conjuguant déjà un réalisme forcené (avec une caméra accrochée sur les appareils en plein vol) et un espace ménagé, au milieu des nuages dorés, à l'élégie et au lyrisme. À partir de ce coup d'envoi, qui, symboliquement, remporte le premier Oscar du meilleur film, la filmographie « termite » de Wellman vaut presque comme mètre étalon du cinéma américain pour les trois décennies à venir, épousant ses pics et reflux.
Héros à terre
C'est durant la courte période séparant l'arrivée du parlant de l'instauration, en 1934, de la censure puritaine du Motion Picture Production Code (dit « code Hays ») que la forme Wellman connaît son apogée. En à peine cinq années de Far West hollywoodien, il tournera quelque vingt films, s'emparant de tous les maux brûlants de l'époque : gangstérisme (L'Ennemi public), prostitution (Frisco Jenny), emprise du capitalisme et brutalité policière (Héros à vendre) et surtout crise économique de 1929 (Les Mendiants de la vie, Wild Boys of the Road)... Ces pépites « pré-code » apparaissent aujourd'hui d'une crudité et d'une vivacité ahurissantes, au point de traverser des genres différents ou des décennies entières (Les Conquérants) sans dépasser les 80 minutes.
Wellman le savait : son sens du tempo constitue probablement son plus grand atout, au point que plusieurs de ses grands films ultérieurs reposent à l'inverse sur de prodigieux mouvements de décélération ouvrant vers des abîmes métaphysiques (La Ville abandonnée ou encore Les Forçats de la gloire et Bastogne, incroyables films de guerre pacifistes et sépulcraux). C'est sûrement cette célérité qui évite à Wellman, malgré la brutalité de ses films des années 30, de tomber dans le misérabilisme – pas le temps de s'apitoyer. Il signe alors, aux côtés des Raisins de la colère, peut-être les plus beaux films sur les hobos, ces vagabonds jetés sur les routes par la Grande Dépression : face aux rouages économiques et judiciaires persécutant les miséreux, Wellman, volontiers cinéaste de l'individu face au système, se range aux côtés des mendiants de la vie, héros à vendre ou enfants de la crise avec une détermination confinant à la leçon d'humanisme.
Ombres de l'histoire
Si l'arrivée du code Hays force Wellman à retenir ses coups, les tourments du roman national resteront l'un de ses terrains de prédilection (Buffalo Bill ou Au-delà du Missouri sont des « westerns révisionnistes » avant l'heure, tandis que L'Étrange Incident dénonce la pratique du lynchage). Pour autant, le cinéaste ne s'intéresse ni aux figures tutélaires, ni aux institutions, dressant plutôt des portraits intimes, dont les acmés déchirantes (Wellman possède un génie du détail tragique) forment autant de points de rencontre avec la Grande Histoire.
Les Conquérants et Héros à vendre, passionnantes épopées jumelles culminant durant la crise de 1929, alternent ainsi euphorie et gueule de bois : dans le premier, chaque génération reprend le flambeau de la précédente, tandis que le héros du second, tel un Lazare à bannière étoilée, chute et reprend pied constamment dans un pays déchiré. Chez Wellman, l'Amérique s'apparente à un éternel recommencement : il n'y pas chez lui d'Americana idéal niché dans un recoin du territoire ou de l'histoire, mais seulement un rêve au présent à rebâtir brique par brique à chaque crash. Il faut, face à l'adversité, reprendre inexorablement la route – les hobos, dont Wellman insiste sur la marche éreintante, se voient ainsi érigés en héritiers des pionniers.
L'insubmersible Wellman connaîtra quant à lui avec C'est la guerre (1958) sa dernière aventure, poussé à la retraite par une ultime empoignade avec Jack Warner (Wellman adorait les studios mais abhorrait le star system et sa hiérarchie). Ce dernier projet en demi-teinte est pourtant le plus autobiographique, inspiré de son service dans l'aviation française. Pour un cinéaste insaisissable, Wellman se sera d'ailleurs souvent raconté, par bribes (sa photo apparaît dans Pilotes de chasse) ou avatars détournés (le peintre de La Lumière qui s'éteint). Son plus bel alter ego demeure cela dit le cadet de la famille des Conquérants, biberonné au Cinématographe avant de s'engager à son tour dans les airs ; soit Wellman en dernier né d'une lignée d'Américains chahutés par l'Histoire, prêts à se relever, à rebondir encore, à marcher toujours.
Clément Colliaux