Filmer l'Allemagne au tournant du siècle
Après des études à la DFFB, l'école de cinéma de Berlin, il réalise en 1994 pour la télévision l'intriguant Pilotes. Après deux autres œuvres télévisuelles, Contrôle d'identité (2000) marque le début d'une série de films où le cinéaste s'attache à l'Allemagne contemporaine. Il met au centre un personnage féminin fort, dans un cinéma narratif faisant la part belle au genre : policier, fantastique, thriller et mélodrame. Il confronte un couple d'anciens terroristes d'extrême gauche à l'Allemagne réunifiée (Contrôle d'identité), une femme aux sociétés de capital-risque du capitalisme mondialisé (Yella, 2007), une autre au poids de l'argent dans les relations humaines (Jerichow, en 2008, qui adapte Le facteur sonne toujours deux fois de James M. Cain) ou encore une mère à l'omniprésence de la voiture dans la vie des Allemands (L'Ombre de l'enfant, 2003). Tous ces films montrent comment les mécanismes sociaux du XXIe siècle façonnent les personnages. Leur description précise des usages professionnels, des codes vestimentaires et comportementaux, de l'emploi des technologies, souligne comment les individus doivent construire leur nouveau moi plus adapté aux besoins de l'économie contemporaine. Ainsi, dans le thriller gothique féminin Yella, Nina Hoss, égérie du cinéaste depuis Dangereuses Rencontres en 2001, incarne, dans une ambiance fantastique se mêlant au réalisme documenté, une jeune femme issue de l'Est de l'Allemagne qui se transforme grâce à un poste dans la finance à l'Ouest.
L'histoire au centre des films des années 2010
À partir de Barbara en 2012 et Phoenix en 2014, dont Nina Hoss est à nouveau l'héroïne, Petzold prend directement l'Histoire pour sujet. Dans le premier, qui se déroule dans la RDA des années 80, une femme médecin est mutée dans une petite ville pour sanctionner son projet de passer à l'Ouest. Elle doit choisir de céder aux tentations capitalistes en quittant le bloc communiste ou bien de lutter ici et maintenant. Dans le deuxième, Nelly, l'héroïne défigurée rescapée d'Auschwitz, parcourt le Berlin de la fin de 1945 pour retrouver à la fois un visage neuf et l'amour de son mari. Les combats des protagonistes se déroulent ici dans le passé : faut-il se conformer à l'ordre établi, fuir ou bien s'engager vers un futur plus humain ? Les deux films suivants, Transit (2018) et Ondine (2020), articulent avec subtilité passé et présent. Transit adapte dans un avenir uchronique tout proche le roman, écrit en 1942, qu'Anna Seghers a consacré aux réfugiés allemands antinazis à Marseille, et il mêle l'époque de la guerre et l'anticipation. Ondine raconte une histoire d'amour passionnel au présent, mais le personnage féminin est une créature mythologique immortelle, témoin de toute l'histoire de Berlin, de la république de Weimar à aujourd'hui, en passant par la RDA.
Dans Le Ciel rouge (2023) et Miroirs No. 3 (2025), dont les sujets sont contemporains, le cinéaste s'engage sur de nouvelles pistes avec l'actrice Paula Beer, qui a commencé à tourner avec lui dans Transit. Il sera question de mépris de classe, d'errances, d'incendies dûs au dérèglement climatique et de secrets de famille dans ces films se déroulant à l'Est de l'Allemagne, aux tonalités bien distinctes et à la mise en scène toujours délicate.
Exigence artistique et intelligence historique
Christian Petzold assume l'héritage du cinéma allemand mais aussi celui du grand cinéma américain et du cinéma de Jean-Luc Godard. Il avoue également trouver une source d'inspiration chez Claude Chabrol pour dépeindre une société à travers des intrigues fortes dans une forme post-hitchcockienne. Mais il refuse toujours le jeu au second degré des citations cinéphiliques ou de la destruction des codes, ce dont témoigne brillamment Phoenix, variation sur Sueurs froides. Son exigence artistique se manifeste dans la précision mesurée du découpage des scènes et l'attention portée aux lieux concrets du tournage, comme aux voix et aux ambiances saisies en son direct, pour imprégner la dramaturgie. Sa mise en scène construit le regard du spectateur en cherchant à aiguiser son attention, ce à quoi contribue l'alternance de visions objectives et de plans subjectifs, tout comme la sobriété de la direction d'acteurs, où s'illustrent notamment Nina Hoss puis Paula Beer. De tranquilles scènes dialoguées autour d'un tableau de Rembrandt (Barbara), d'un poème de Heine (Le Ciel rouge), d'une conférence sur la reconstruction d'un château berlinois (Ondine) ou d'une ruse de Tom Sawyer (Miroirs No. 3) deviennent des moments de grande densité dramatique et filmique.
Depuis plus de vingt ans, Petzold travaille en équipe avec des collaborateurs fidèles et talentueux : la société de production Schramm Films, le documentariste et essayiste de cinéma Harun Farocki pour les scénarios — jusqu'au décès de celui-ci en 2014 —, le directeur de la photographie Hans Fromm, la monteuse Bettina Böhler, l'ingénieur du son Andreas Mücke-Niesytka. Ainsi, il revendique une expérimentation collective et un développement de sa recherche artistique de film en film, recherche qui se distingue de courants contemporains imprégnés d'effets visuels et sonores tapageurs. Son cinéma vise à lutter contre la multiplication d'images apprêtées à seule fin de nous imposer une signification univoque. Ce qui en fait la cohérence, c'est la volonté d'épurer vision et écoute du spectateur, afin que les films nous conduisent à porter un regard lucide sur notre présent nourri d'un passé qu'il ne faut pas refouler. Et qu'ils nous proposent, avec Barbara, Nelly dans Phoenix et Laura dans Miroirs no. 3, de construire un avenir qui reste toujours à choisir.
Pierre Gras