Orson Welles, celui qui a tout changé

Frédéric Bonnaud - 15 juillet 2025

Macbeth CYCLE ORSON WELLES

Citizen Kane (1941) n'est plus « le meilleur film de tous les temps », détrôné au classement de Sight and Sound depuis 2012, d'abord par Vertigo (Alfred Hitchcock, 1958), puis par une autre expérience cinématographique radicale qui révolutionna l'art de son temps et n'en finit plus de susciter la fascination : Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles de Chantal Akerman (1975).

Welles, Hitchcock, Akerman : le premier méprisait le second, et prétendait n'aimer que sa période anglaise, en particulier Les 39 Marches, le second s'en fichait comme d'une guigne, tandis que la troisième est née sous le signe de Godard et d'Antonioni avant d'inventer sa propre écriture filmique, faite de durées étirées et de savants dispositifs plastiques. Mais, comme tous les cinéastes modernes, et comme l'écrivit Jean-Luc Godard, elle aussi doit tout à Orson Welles, le premier à avoir affirmé – et de quelle façon ! –, la subjectivité souveraine de l'auteur de films, l'absolu primat de sa vision d'artiste, sur les recettes éprouvées de l'industrie du spectacle comme sur les habitudes paresseuses de ses clients.

Aujourd'hui encore, alors qu'on a plutôt tendance à prétendre que toutes les audaces et innovations de Kane ont été mille fois digérées et malaxées, jusqu'à faire partie imperceptiblement de la syntaxe dominante la plus banale, il suffit de montrer le film à de nouveaux spectateurs pour qu'un intact gouffre de sens s'ouvre sous leurs yeux ébahis : de quoi s'agit-il, au juste ? Qu'est-ce que je viens de voir et quelle est la signification de tout ça ? Kane n'a rien perdu de sa force subversive et profondément dérangeante, avec sa manière d'ordonner ses arabesques narratives autour d'un centre absent, introuvable, qui s'évide à mesure qu'on croit le remplir d'informations, de témoignages ou de faits avérés. Ce n'est pas seulement « Rosebud » qui restera mystérieux, vestige dérisoire au milieu d'un misérable bûcher de secrets ; c'est notre vie de spectateur, comme celles du grand homme et de ses comparses, qui file entre nos doigts sans qu'on parvienne à la sculpter à notre guise, malgré l'argent qui ruisselle, les plâtres académiques qui s'accumulent, les gens qu'on achète pour vous tenir compagnie et la fille du bateau qu'on n'oubliera jamais. Au terme de l'enquête, rien que le vide, le néant, tout qui part en fumée, et le mouvement perpétuel du lavabo qui n'en finira jamais de se vider, puisque la mise en scène de la marche du monde (« News on the March ») ne saurait connaître le moindre répit. Le flux prime sur tout le reste.

« Modernité » devient alors un mot vague et creux pour rendre compte d'une telle entreprise de mise en doute. De toutes les bornes milliaires de l'histoire du cinéma, Citizen Kane reste l'une des moins domesticables, sans doute parce que le film s'agite et se pavane, s'exhibe comme mouvementé et trépidant, alors qu'il revient sans cesse à son point de butée, son état de stase : tout ça n'a aucun sens, même si cette fois, ce n'est pas raconté par un idiot mais par toute la panoplie des puissances du faux. Le film réfléchit plus qu'il ne raconte, ne délivre aucune leçon, et tient finalement plus de la vanité picturale que de la grande fresque américaine à la gloire de l'esprit d'entreprise. « It's Terrific! », promettaient les affiches de la RKO ; c'était surtout terrifiant d'accoucher d'un tel objet de pensée à propos d'un protagoniste bien réel et fort dangereux, membre éminent de la ploutocratie que le film mettait en pièces, William Randolph Hearst. Embauché par Hollywood comme créateur d'événements après ses exploits martiens, Welles tint parole et la montagne n'accoucha pas d'une souris, c'est le moins qu'on puisse dire : un éléphant dans la pièce, que même Hearst et ses alliés durent renoncer à détruire. Mais il n'était pas censé remettre en cause aussi ouvertement le médium lui-même : faire du cinéma un instrument de pensée, enfin, et un moyen d'expression aussi libre et subjectif que les autres, rien que cela, pour la première fois de façon aussi ouverte et délibérée, flamboyante, en un mot.

Si Citizen Kane est encore capable de déstabiliser le spectateur d'aujourd'hui, avec sa manie de poser des questions pour y répondre à côté ou pas du tout, Welles, lui, n'a vite plus supporté qu'on lui ressasse son coup d'essai / coup de maître, tant cela revenait à déconsidérer ses films suivants et finalement à l'accuser de déchéance. Comment s'étonner qu'un artiste aussi fêté, puis vite soupçonné de faillite, finisse par s'emparer du Procès (1962) pour en faire un autoportrait paranoïaque de l'artiste comme suspect idéal ? Beaucoup de monde avait beaucoup de choses à lui reprocher, sans que l'accusation soit très claire, et la commande tombait bien, somme toute. Adaptateur de génie, Welles n'allait certes pas rendre Kafka séduisant et le film ne plut à personne, ou presque.

Mais il put faire enfin ce qu'il voulait, à condition de jongler avec les contraintes, un art dans lequel il excellait, dans cette Europe pauvre mais foisonnante d'une véritable Renaissance cinématographique depuis la fin des années 50, avant de parvenir à l'accomplissement définitif. Ce fut Falstaff (1966), ultime chef-d'œuvre d'un cinéaste de 50 ans qui vécut mille vies, souffrit mille morts mais fit ses films malgré tout, rejetant avec dédain l'étiquette de cinéaste maudit ou empêché, lui qui avait été d'abord choyé comme personne, pour demeurer ce qu'il était devenu depuis Kane : un humble serviteur de son art préféré, au milieu de ses multiples talents et pratiques, qu'il lui fallait toujours pousser dans ses ultimes retranchements, afin de lui trouver des possibilités toujours nouvelles. Comme s'il lui devait bien ça.

Welles lui-même s'étonnait d'avoir duré aussi longtemps, tout compte fait. Cinéaste de la tension permanente et de l'extension des possibles, baroque-né tenu par une solide clé de sol classique, cet intellectuel en cinéma aura proposé rien de moins qu'une complète réinvention du spectacle cinématographique, moins fait du couple traditionnel action/identification au profit de la participation accrue d'un spectateur plus émancipé que jamais mais plus sûr de grand-chose.

Frédéric Bonnaud

Frédéric Bonnaud est directeur général de la Cinémathèque française.