Michel Gondry ou l'ivresse des solutions

Thierry Méranger - 4 avril 2025

Il n'est guère de grand créateur sans tentation de l'autoportrait. Et Michel Gondry, dont l'œuvre cinématographique – audiovisuelle, faudrait-il préciser pour ne pas exclure sa contribution décisive à l'histoire de la vidéo musicale – est aujourd'hui considérable et considérée, ne fait pas exception. Partons donc des toutes dernières nouvelles filmiques qu'il nous donne. Plus que jamais, Michel y apparaît au miroir. Et Gondry, dégondé, s'y affranchit du seuil de la fiction. Lorsque son métafilmique et désopilant Livre des solutions sort en septembre 2023, le personnage qu'interprète Pierre Niney y apparaît de toute évidence comme son alter (L)ego, son « moi à 90 % » comme il le dira lui-même. Qu'on en juge : Marc Becker est un cinéaste tourmenté, tant par les obsessions de sa phase maniaque que par des producteurs avides de le priver du final cut (on sait que The Green Hornet fut en 2009 l'une de ses expériences étasuniennes frustrantes), et qui fuit avec ses rushes en terre cévenole. L'y accueille une tante merveilleuse de bienveillance bonhomme, réincarnation tendre par Françoise Lebrun de Suzette, figure féerique d'un univers réaliste et merveilleux à laquelle fut consacré en 2009 ce document séminal qu'est L'Épine dans le cœur. Émerge aussi en cette occasion, dès le titre du film, un accessoire indispensable à la création gondryenne : le cahier de cinéma. Car le livre brandi en abyme sur l'affiche n'est rien d'autre que l'artefact incontournable d'un art poétique. Dès 2001, déçu par la réception mitigée de Human Nature, sa première fiction et première collaboration avec Charlie Kaufman, le néocinéaste de 38 ans avait déjà rempli une trentaine de pages « avec toute une série d'autocritiques et de propositions ». Lorsqu'il écrivait, avec le même scénariste, le bientôt triomphal Eternal Sunshine of the Spotless Mind (2004), Gondry lisait ce cahier plusieurs fois par semaine. Il le décrira ensuite – pour... les Cahiers – comme sa version des Notes sur le cinématographe. Avant que, velléitaire, Becker en fixe l'idéal : il s'agit bien avec ce livre de recenser « les solutions, pas les idées ».

Tout Michel Gondry est dans cette nuance, dans la positivité foncière qui l'habite et qui l'amène à toujours chercher, pour systématiquement dénicher, ces fameuses solutions au service d'un intérêt commun qui est sa seule prétention idéologique. Des solutions qui, bien au-delà de sa réputation pas infondée de Géo Trouvetou (voir la candeur nostalgique de Microbe et Gasoil, en 2015), font toujours la part belle – ou plutôt donnent un rôle actif – au cinéma. C'est ainsi que ses derniers clins d'œil à la salle sont deux programmes de courts en papier découpé qui ont été autant de messages d'un père à sa commanditaire de fillette séparée de lui par un océan. Car Maya, donne-moi un titre (2024) et son successeur Maya, donne-moi un autre titre (2025) ne témoignent pas seulement, dans leur apologie du fait-maison, du goût immodéré du cinéaste pour l'animation. Ils sont aussi et d'abord un nouvel exemple, après le bien nommé Conversation animée avec Noam Chomsky (2013), d'une mise en scène de soi et d'une relation à l'autre dont le cinéma est le vecteur essentiel. Au point que la tragédie guette lorsque le titre se fait supplique et que l'enfant perd brièvement l'envie de passer commande. C'est ce même désir que, dans Soyez sympas, rembobinez (2008), sans doute le film emblématique du cinéma de Gondry, les bras cassés du vidéoclub de Passaic, New Jersey doivent absolument entretenir pour leurs clients lorsque les VHS de la boutique se retrouvent malencontreusement effacées. Ici encore, la solution au problème passe par la re- et -création, d'autant plus exaltante qu'elle fait fi de toute béquille technologique. Et que l'expérience loufoque va envahir le réel dès lors que, dans le sillage des personnages interprétés par Jack Black et Mos Def, des milliers de relectures de films plus ou moins cultes réalisées avec les moyens du bord vont voir le jour à travers le monde, à l'instigation du cinéaste lui-même. Il ira jusqu'à proposer une version « suédée » de sa propre fiction – le néologisme empruntant l'image de la « suédine » qui n'est rien d'autre qu'un ersatz de la texture intérieure du cuir. Plus fondamental est néanmoins l'essaimage parallèle des « Usines de films amateurs » dont le projet a en fait préexisté au scénario de Soyez sympas, et qui a été décliné depuis 2008 jusqu'à aujourd'hui dans près de vingt villes du monde. Utopie en acte, le dispositif permet à un groupe sans formation préalable et créé pour l'occasion d'entrer dans une usine-studio pour participer en autogestion à une création filmique. Si écrire et tourner-monter sont les deux étapes évidemment indispensables du processus, Gondry prend soin de rendre obligatoire une phase ultime : la projection au groupe du produit fini. De fait, l'intégration de l'expérience spectatoriale à l'entreprise collective est la clé de plusieurs films qui, comme Soyez sympas et Le Livre des solutions, s'inscrivent à leur manière dans la tradition des fictions communautaires participatives, dont Miracle à Milan de De Sica serait l'archétype. Dans un mouvement identique, le brillant documentaire Block Party (2005) évoque la transformation d'une fête de quartier en événement musical historique, tandis que le superbe The We and the I (2012) s'attache à scruter l'évolution d'une communauté scolaire au fil d'un trajet en bus. Constatons que la fiction, inspirée à la fois de souvenirs de jeunesse du cinéaste et d'interviews de ses acteurs amateurs du Bronx, tient la promesse de son titre. Revient alors en mémoire le premier album aujourd'hui mythique du groupe Oui Oui auquel le jeune Versaillais, cofondateur et batteur, donnait le tempo en 1983 : Chacun tout le monde. C'est précisément dans ce rapport dialectique de l'individu à sa communauté et de la singularité à la norme que se joue l'essentiel des passions gondryennes et que s'explique, entre autres, l'oscillation de ses héros en quête de solutions fantasmées entre la rêverie lumineuse de La Science des rêves (2006) et son envers qu'est le fondu au noir de L'Écume des jours (2013). Du manifeste solaire au grand film malade, c'est évidemment l'ensemble d'une œuvre capitale qu'il convient de redécouvrir.

Thierry Méranger