Le chimiste des genres

Jean-François Rauger - 4 avril 2025

Jusque dans ses manifestations les plus modestes, l'œuvre d'Antonio Margheriti se reconnaît parfois à des détails particuliers, l'usage récurrent de certains lieux, l'intrusion d'une forme de poésie inattendue, un goût pour le mélange des genres et des sensations. Artisan ou petit maître, il a accompagné le cinéma populaire transalpin durant plus de trente ans. Il s'est à la fois adapté à ses mutations, et en a même engendré certaines. Du péplum à l'horreur gore, du western au polar, son cinéma a souvent dépassé la simple et indifférente routine des genres par une authentique singularité thématique, formelle et surtout plastique, une « patte », une signature migrant de film en film. Dans de nombreuses interviews, Edoardo Margheriti, fils d'Antonio, a souvent souligné à quel point son père aimait par-dessus tout son métier, parce qu'il lui proposait d'infinies possibilités de s'amuser. Le cinéma comme terrain de jeu, comme promesse de divertissement, telle aura été la grande aspiration d'un véritable amateur d'art populaire, comme d'un aficionado de la bande dessinée, l'autre grande culture pop de l'Italie.

Modèles réduits

Son truc, c'était les effets spéciaux. Margheriti se fit en effet un nom, jusqu'à se faire embaucher par Stanley Kubrick pour 2001 : l'Odyssée de l'espace en 1968 et par Sergio Leone en 1971 pour Il était une fois la révolution en raison de sa capacité à fabriquer à vil prix, et à utiliser, des modèles réduits : vaisseaux spatiaux, voitures, trains, intérieurs bourgeois, cités futuristes. La miniaturisation devient un motif en soi dont la puissance poétique est tout entière contenue dans le sentiment étrange qui envahit le spectateur lorsque, par la grâce d'un raccord, il passe d'un monde « réel » à une reconstruction en modèle réduit. Ainsi les fusées, les astronefs, les mégalopoles de l'avenir, reconstruites dans un mouchoir de poche de sa série science-fictionnelle, genre qu'il inventa littéralement en Italie au début des années 60 et jusqu'au milieu de la décennie avec des titres comme La Planète des hommes perdus (1961), Les Criminels de la galaxie (1966), La mort vient de la planète Aytin (1966), etc. Ce sont de petites bulles pop, témoignant d'une euphorie sociétale, celle de l'Italie de cette époque qui se projetait dans un futur promis par le miracle économique. Mais ce sentiment saisit tout autant le spectateur lorsqu'il assiste à l'inondation fangeuse d'un intérieur anglais, avec ses fauteuils et ses tables jouets (Contronatura, 1969), à cette poursuite démente dans Nom de code : Oies sauvages (1984), fiction guerrière où l'on voit une voiture rouler sur les parois d'un tunnel. Ou encore ces trains qui explosent à la fin du film de Leone ou au début de Héros d'apocalypse (1980), ou qu'il découvre ce Bagdad antique dans Marchands d'esclaves (1964), naïves aventures qui pourraient aisément se mesurer avec celles filmées par Riccardo Freda ou Vittorio Cottafavi.

Un cinéma post-hollywoodien

Il a signé la plupart de ses films Anthony Dawson. Ce devait, à l'origine, duper le public italien et lui faire croire qu'il avait affaire avec une production anglo-saxonne. Il a fini par garder son pseudonyme, jusqu'à la fin, bien au-delà de la prescription et de la causalité d'origine, se cachant peut-être, facétieusement, derrière le masque de l'anonyme stakhanoviste filmique. Il s'est également plu à semer itérativement les fictions qu'il signait de lieux bien particuliers et particulièrement signifiants. Les décors de grottes (la plupart tournées à Palazzolo, dans les environs de Rome) dans des productions très différentes, du péplum au film de guerre, de La Terreur des Kirghiz (1964) à Héros d'apocalypse (1980) en passant par Avec Django, la mort est là (1968) ou bien Et le vent apporta la violence (1970), disent quelque chose de l'essence même de ce l'on a appelé en France le cinéma bis, théâtre d'un monde originaire, celui des pulsions inassouvies et des jouissances inavouées.

Son cinéma est un cinéma post-hollywoodien, triomphant alors que les songes venus de l'usine à rêves américaine s'étaient estompés depuis longtemps. Il est en cela typique d'un âge baroque qui ne se l'avoue pas, sinon peut-être par le recours à certains motifs. Ainsi, la multiplication infinie des reflets, venue de l'ultime séquence de La Dame de Shanghaï, se trouve elle-même déclinée tout le long de son œuvre, tous genres confondus : dans Les Criminels de la galaxie, Marchands d'esclaves ou encore Et le vent apporta la violence, peut-être son plus beau film, entre autres touches postmodernes qui en viennent à travailler la matière même de l'image.

Hybridations

Celui qui a, un jour, avoué aimer les « combinaisons étranges » aura surtout été l'artisan d'une forme d'hybridation qui fait sortir ses meilleurs films de toutes les catégories existantes. Les genres n'existent chez lui qu'à condition qu'ils soient niés ou dépassés par d'autres genres. Le fantastique irrigue ainsi le péplum (La Terreur des Kirghiz) tout autant que le western (Avec Django, la mort est là et surtout Et le vent apporta la violence), le kung-fu se mélange au western (La Brute, le colt et le karaté) tout autant que la blaxploitation (La Chevauchée terrible), les visions d'épouvante deviennent les composantes d'un cinéma guerrier ou d'aventure dont elles déplacent les enjeux (Héros d'apocalypse, Pulsions cannibales) tout en révélant, de façon allégorique, leurs significations profondes. Et l'on passe de La Guerre du feu à La Guerre des étoiles dans l'euphorisant Yor, le chasseur du futur (1983). Dans un texte essentiel, paru dans Cauchemars italiens : Le cinéma fantastique (2011), Chris Fujiwara avait justement noté à quel point le chef-d'œuvre de Margheriti, Danse macabre (1964), évocation profondément poétique de la manière dont le passé s'insinue dans le présent, relevait du genre gothique. Genre impur par excellence, qu'il a également servi avec génie dans des titres comme La Vierge de Nuremberg, La Sorcière sanglante et l'extraordinaire Contronatura. Antonio Margheriti n'a sans doute jamais voulu construire une œuvre cohérente et destinée à rester. Le fait qu'il y soit parvenu, malgré toutes les vicissitudes d'une production transalpine en déclin, en a fait un de ces mystères cachés de l'histoire du septième art, à moins que cela ne relève d'une contre-histoire. Encore mieux.

Jean-François Rauger

Jean-François Rauger est directeur de la programmation à la Cinémathèque française.